Publié le Mardi 30 août 2011 à 09h42.

Exigeons un moratoire et un audit sur la dette (Libération du 29 août)

 

Les demi-mesures successives bricolées par les gouvernements européens ne viendront de toute évidence pas à bout des délires d’un capital financier en déroute. La mise au centre d’un débat démocratique sur les conditions de contraction de la dette permettrait de déclarer l’illégitimité d’une partie de celle-ci et ouvrirait la voie à sa répudiation. Déclinés dans tous les pays de l’UE, un moratoire et un audit sur la dette publique permettraient aussi aux peuples de commencer enfin à faire l’Europe : par un acte souverain affirmant la subordination de l’économie à la politique et la primauté des besoins sociaux face à la rente financière.

En se déplaçant de la finance privée à la dette publique, la crise a changé de nature. De financière, économique et sociale, elle est devenue politique. Les gouvernements sont désormais en première ligne, non comme par le passé pour réguler sur un mode keynésien les soubresauts de l’accumulation du capital, mais pour endosser l’agenda prédateur d’un capitalisme aux abois. On assiste à l’émergence d’un véritable «gouvernement par la dette». Son remboursement a cessé d’être un problème de politique publique particulier pour se transformer en rapport social général auquel tout est subordonné. La culpabilisation est le principal ressort de ce mode de gouvernement. L’économiste Charles Wyplosz, membre de la commission Camdessus sur les déficits publics, appelle le pays à faire son «mea-culpa national» afin d’expier le péché de l’endettement public des trente dernières années. Du désormais célèbre «triple A» des bons du Trésor français, Alain Minc n’hésite pas à déclarer qu’il s’agit de notre «trésor national».

Derrière la dette, il y a bien des coupables, mais ce ne sont pas ceux à qui on présente l’addition aujourd’hui. Deux facteurs expliquent la montée de l’endettement public. D’abord, la multiplication des cadeaux fiscaux aux plus riches et aux entreprises. En deux décennies, le taux d’imposition a en moyenne diminué de 25 points pour les ménages les plus riches, tandis que les exonérations de charges et les dispositifs d’aides se sont multipliés pour les firmes. On emprunte donc aujourd’hui à ceux que l’on imposait autrefois. La libéralisation financière internationale a ouvert grand les portes de l’évasion fiscale offshore et aggravé encore ce manque à gagner fiscal.

L’endettement est par ailleurs dû au choc récessif qui a suivi le quasi-effondrement financier de 2008. Les Etats ont vu leurs recettes fondre au moment où ils étaient appelés à la rescousse pour sauver les banques et pour soutenir l’activité en laissant filer les déficits. Mais des financiers et de leurs comparses au sommet de l’Etat on attendrait en vain un mea-culpa…

Les pays succombent les uns après les autres selon un scénario rodé : une mauvaise nouvelle (comptes truqués, coût de la recapitalisation des banques, croissance atone, chiffres du chômage…) est l’occasion d’une attaque spéculative qui devient «auto réalisatrice». Les paris sur un défaut font monter les taux d’intérêt, ce qui accroît l’endettement des Etats et aggrave les déficits. Les gouvernements répondent par un train de mesures d’austérités, puis un autre… En vain. La Grèce, l’Irlande et le Portugal furent les premiers de la cordée à trébucher, l’Espagne et l’Italie les suivent de près, alors que la France et les Etats-Unis sont à leur tour menacés.

L’histoire récente montre pourtant que ce chantage des marchés n’a rien d’une fatalité. La dette est un phénomène politique, sujet à l’évolution des rapports de force. La dictature des créanciers est une construction récente qui n’a rien d’inévitable. Jusqu’aux années 80, en France, l’essentiel du financement public s’effectuait par l’entremise des banques, dans un cadre très contrôlé. Aujourd’hui ce sont les traités européens qui interdisent à la BCE d’apporter directement aux Etats les liquidités dont ils ont besoin à court terme.

Le rassemblement des partis de gauche, des syndicats et des mouvements sociaux autour de l’exigence d’un moratoire et d’un audit sur la dette publique est la seule façon d’imposer un semblant de rapport de force aux marchés. Les émeutes en Grande-Bretagne, le mouvement des indignés en Espagne, l’insurrection permanente en Grèce, le mouvement contre la réforme des retraites en France l’an passé sont des formes de résistance à l’austérité, c’est-à-dire à ce qui motive son application : la constitution depuis trois décennies de montants colossaux de dette odieuse et l’injonction faite aux peuples de rembourser ce dont ils ne sont pas redevables. Désarmer les marchés suppose de se redonner une marge de manœuvre politique en intervenant au cœur du mécanisme de formation de la dette. Le dégonflement de cette gigantesque boursouflure financière ne se fera de toute façon pas sans douleur. Mais qui va souffrir ? Tel est l’enjeu de la bataille de la dette.

Par CÉDRIC DURAND et  RAZMIG KEUCHEYAN Maître de conférences en sociologie à Paris-IV.