Publié le Lundi 18 mai 2020 à 17h17.

« Le piège est de se calquer sur le calendrier du ministère de l’Éducation »

Entretien avec Laurence De Cock, enseignante et historienne.

Bonjour Laurence. Comment vois-tu cette « rentrée » scolaire et les problèmes qu'elle pose sur le plan pédagogique ?Les problèmes qu'elle pose sont extrêmement nombreux. D'abord, ce n'est pas une « rentrée » scolaire (effectivement tu as raison de mettre des guillemets). À la limite, c'est la « reprise » d'une année scolaire qui a été, malheureusement, assez chaotique. Mais « rentrée » signifierait qu'il y a eu un grand blanc où il ne s'est rien passé : les mômes étaient en vacances, les profs aussi, et puis tout le monde a repris, youkaïdi, youkaïda. Ce n'est pas ça, bien sûr. En même temps il y a aussi quelques critères de rentrée pour beaucoup d'enfants, parce que l'école qu'ils retrouvent n'est pas l'école qu'ils ont quittée. Et d'ailleurs, l'école – le lieu, l'espace – qu'ils retrouvent, à mon sens ce n'est pas véritablement une école, compte tenu des 60 pages de contraintes sanitaires qui pèsent sur les établissements, et aussi du fait qu'on doit être à 5 % de scolarisation dans les écoles primaires donc évidemment e n’est rien du tout, c'est dérisoire. En fait, ils retrouvent un espace vide, complètement aseptisé (en tout cas autant que faire se peut), avec pour les plus petitEs tout un tas d'interdictions, en particulier la manipulation d'objets, l'interaction des corps avec les copains mais aussi avec les les enseignants et les enseignantes et tous les autres personnels. (On n'en parle jamais mais, dans les maternelles, il y a les ATSEM, les gens qui servent à la cantine, etc.) Donc ils/elles retrouvent un espace qui n'est pas une école. De ce point de vue, peut-être qu'on peut quand même dire que c'est, malgré tout, « une rentrée ».

Alors, ce que j'en pense, c'est que c'est un piège, en fait. Et là-dessus, on n'y peut pas grand chose : c'est le remplacement d'un désastre par un désastre. C'est un piège parce que, bien entendu, on ne peut qu'être d'accord avec le fait que certains enfants ont besoin à tout prix (je ne peux plus dire « à tout prix », c'est une expression gouvernementale maintenant !) de retrouver l'école. On le sait, le confinement a été dramatique pour les enfants – en particulier les enfants issus des catégories populaires. Donc, le fait de dire que raccrocher des enfants à un collectif et à une relation pédagogique, c'est urgent bien sûr, mais c'est aussi un piège parce que, évidemment, les contraintes que je viens d'énoncer sont telles que en même temps ça ne peut pas se faire. En ce sens c'est remplacer un désastre par un désastre. Alors évidemment, il y a plein de gens qui me disent : « ben oui mais alors qu'est-ce qu'on fait ? C'est quoi la solution ? etc. ». Eh oui mais, quand on est dans un piège, le problème c’est qu'on a besoin de temps pour réfléchir à une solution. Si tout le monde savait comment sortir d'un piège, ce serait super, il n'y aurait plus de piège ! Il y a des pistes qui ont été émises. Parmi elles, celle que que je trouve la plus intéressante pour l'instant, c'est de multiplier les cours dehors. C'est-à-dire : ouvrir les espaces et emmener les enfants dans des jardins, dans des espaces vastes qui les sortent un peu de cette espèce de bulle stérile. Bon, ça a été évidemment balayé d'un revers de la main et pas du tout examiné.

Télétravail, éclatement du temps de travail, individualisation…  Il semble que confinement et déconfinement sont une occasion de mettre en place de vieux projets de Blanquer pour l'école, non ? C'est une opportunité. Alors, évidemment, il serait complètement faux de dire que tout le monde au gouvernement se réjouit des modifications de notre rapport au travail, qui seraient provoquées par cette histoire de confinement. Mais en tout cas, indéniablement, on ne peut que constater que c'est une opportunité. Parce que, alors que le confinement s'achève à peine, on a des membres du gouvernement (le ministre mais pas seulement, et pas seulement en France, il faut le préciser), des entreprises (notamment les entreprises dites high-tech, c'est-à-dire celles qui vont fournir en produits numériques les enseignantEs et les établissements scolaires)… on a tous ces gens-là qui, je dirais presque, toute honte bue, se réjouissent d'avoir été là, d'avoir prouvé que l'on pouvait travailler autrement et d'avoir montré que la flexibilité n’est pas un vain mot. Il y a tous ces gens qui, sans aucun complexe – et je dirais presque que c'est obscène, quand on voit la charge de travail qui a pesé sur les enseignantEs et à quel point ça a été difficile, douloureux, on y reviendra peut-être – dire : « vous voyez, hein, nous ça fait longtemps qu'on l'avait dit ». Et c'est vrai que, si on lit les ouvrages de Blanquer sur l'école, c’est écrit noir sur blanc cette apologie du numérique qui va aider complètement à l'individualisation des parcours, et puis qui va aussi aider à « dégraisser le mammouth » comme disait l'autre… C'est-à-dire qu'effectivement, on va remplacer unE prof par la machine. Et puis on va pouvoir le faire bosser plus parce que – et ça c'est quand même aussi une méconnaissance absolue de l'histoire, ne serait-ce que de l'histoire du monde ouvrier – on a le sentiment que la machine fait le travail de l'Homme à sa place. En réalité, la machine induit plus de travail. C'est ce qu'ont montré touTEs les historienNEs (je veux dire : pas forcément « les radicaux excités »). C'est malheureusement l'Homme qui s'adapte à la machine et pas l'inverse.

Ce qu'on a constaté pendant le confinement – et j'en suis l'un des premiers exemples mais tous mes collègues aussi – c'est que, la première semaine, alors qu'on était toutes et tous extrêmement tendus et angoissés à l'idée de perdre des gaminEs et de ne pas savoir comment faire, on a hyper investi ce qu'on avait sous la main comme outils numériques, ce qui n'était déjà pas simple. En fait on a été laminéEs de fatigue, on a vu des cours qui étaient proposés pendant les jours fériés, tout simplement parce qu'on perd le sens du rythme. C'était limite si on n'allait pas appeler les gaminEs dimanche pour faire un cours parce qu'on n'avait pas réussi à les avoir le vendredi. Donc, on voit bien comment la machine a donné le tempo et ça, c'est évidemment du pain bénit pour le néolibéralisme.

Aujourd'hui même, Naomi Klein a sorti un article dans The Guardian exactement là-dessus, c'est-à-dire comment, comme des vautours, les apôtres du néolibéralisme et lesindustries high-tech se sont jetés sur cette expérience du confinement pour dire : « vous voyez : c'est possible, on va travailler autrement ». Donc, oui, il y a une opportunité et elle est vraiment dégueulasse, je ne vois pas comment appeler ça autrement. Elle pèse sur des profs qui sont déjà fatiguéEs, uséEs, qui ont été vampiriséEs par la machine et auxquels, désormais, on veut retirer la petite particularité, le peu d’oxygène qu'il leur reste, c'est-à-dire la régularité de leur temps de travail et de leur lieu de travail.

Il semble qu'il y ait aussi une pression dans plusieurs secteurs. J'ai eu des échos dans le premier degré mais aussi dans le supérieur, des exemples de comment la voie hiérarchique se réorganise aussi.Oui. En fait, c'est une mécanique qui existait déjà avant, mais qui a été, là aussi, accélérée par le confinement, sans doute. Tu as raison, c'est une mécanique qu'on connaît bien, c’est est l'anticipation. L'angoisse provoque une anticipation, laquelle ne peut fonctionner que par une pression autoritaire parce que, quand il y a anticipation, on n'a pas les moyens de justifier avec des arguments rationnels. Donc on a une pression autoritaire, laquelle est nourrie à son tour par des angoisses. Et on voit bien du coup que, alors même qu'il n'y a pas forcément eu d'ordre direct du « sommet de la pyramide », il y a effectivement toute une logique de « société de surveillance », de « société de contrôle » qui s'installe. Et puis, au niveau des enseignantEs, c'est aussi l'angoisse du retour des parents : « Est-ce que je fais bien ? » Parce que, là, je me retrouve presque chez eux et donc ils me voient. C'est vrai que tout cela entraîne une pression très très forte et, tu as raison, c'est important de le préciser : c'est une pression à tous les échelons.

Ce qui est intéressant aussi, parce que (heureusement, il y a quand même quelques petits points un peu positifs là-dedans) on voit bien qu'à tous les échelons ça commence à craquer. Hier, une tribune est parue, dans Le Café pédagogique, de hauts fonctionnaires. Bon, elle est anonyme, c'est des hauts fonctionnaires ,etc., on ne va pas non plus se réjouir de tout ça mais, malgré tout, on peut noter une chose, c'est que, quand ça commence à craquer à ce niveau-là, c'est que véritablement il y a un problème.

Donc oui, il y a d'un côté une machine qui s'est mise en route et a appuyé sur l'accélérateur, et, en même temps, il y a comme une espèce de « freins » – en tout cas j'ose espérer – qui arrivent d'un petit peu de partout, de tous les échelons et notamment du sommet. Cela, je pense qu'il faut le guetter avec un peu d'attention.

Pour finir sur une note un peu positive : le confinement remet en cause une série de certitudes qu'on pouvait avoir – même si ça peut être utilisé d'un point de vue gouvernemental – pour la première fois des parents voyaient leurs enfants progresser devant eux. Est-ce qu'il n'y a pas quelque chose de positif ? Est-ce que tout ça ne peut pas être aussi, quelque part, un point d'appui, malgré les difficultés de la situation, pour remettre en cause une série de choses sur comment fonctionne l'enseignement aujourd'hui ?Je dirais qu'il est vraiment trop tôt pour tirer un bilan de ce qui s'est passé. Je dis toujours : « Attention, il y a un temps de l'école ». Il faut qu'on prenne le temps, il faut qu'on regarde comment ça s'est passé, partout. On a effectivement, tous et toutes, des expériences à raconter. Des contacts ont été pris avec des parents, presque de « triangulation » de la relation pédagogique, où on a vraiment travaillé de concert avec eux. Par exemple, j'ai lancé un projet qui était de recueillir des textes et des dessins d'enfants. J'ai eu des dialogues avec les parents, avec les enfants, et je voyais même qu'en fait, notre dialogue avait des effets sur les interactions, sur les relations entre les parents et les enfants. Ça a existé, évidemment. Après, il y a aussi eu complètement l'inverse, c'est à dire des coupures complètes, des aigreurs de la part de parents. On a vu aussi des parents qui se plaignent, qui disent que c'est impossible, qu’il y a trop de boulot, qui ne suivent pas... Des parents qui tout à coup mesurent (il y a plein de visuels très drôles qui ont circulé au début du confinement) à quel point c'est un boulot difficile et qu'ils ne pourraient jamais le faire ! (Ce qui ne veut pas dire grand-chose parce que, évidemment, quand on est à la maison, ce n'est pas du tout la même chose que quand on est dans une classe.) Donc, oui, on peut dire que l'on va pouvoir dans une certaine mesure rebondir là-dessus pour essayer de repenser, pas forcément le système éducatif, mais plus certainement le travail coopératif entre les parents et les enseignantEs, et peut-être essayer, justement, de le circonscrire de façon un petit peu plus rationnelle et cohérente. Parce que, non pas que tout le monde ne travaille pas ensemble, mais on a souvent des parents qui sont, soit très intrusifs, soit très absents. De l’autre côté aussi, des enseignantEs qui n'arrivent pas forcément non plus à toujours garder leur place, donc elles et eux aussi peuvent être intrusifs – il faut quand même le dire – ou au contraire se désintéresser des conditions de vie des enfants. En résumé, il y a certainement plein de choses qui se sont enclenchées là et sur lesquelles on va pouvoir rebondir. Mais surtout je pense que ce qu'il faut rappeler, c'est qu'on rebondira là-dessus, on travaillera là-dessus, on tissera des choses, on tâtonnera, on se plantera aussi, on reviendra en arrière, on recommencera...

Mais c'est aux enseignantEs d'imposer la temporalité de ça et certainement pas à l'institution ni à la hiérarchie de dire « c'est comme ça que ça doit se passer désormais ». En fait, il est là le piège : se calquer sur le calendrier ministériel et ne pas réinvestir notre propre temporalité, qui est une temporalité professionnelle et qui est celle sur laquelle il faut absolument qu'on garde la main. Parce que, sinon, on se fera écraser par le rouleau compresseur néolibéral.

Propos recueillis par Antoine Larrache