Publié le Jeudi 16 avril 2020 à 17h12.

Le Chili en temps de pandémie : entre l’onde de choc de la révolte d’octobre et les risques de reprise en main néolibérale

Le Chili connait depuis octobre dernier une immense révolte sociale et populaire, avec des manifestations de masse contestant le régime politique, le néolibéralisme et les fortes inégalités sociales touchant le pays. Ce processus de rébellion a débouché sur ce qu’on pouvait voir comme une concession de la part du gouvernement du multimillionnaire Sebastián Piñera, en même temps qu’une reprise en main du pouvoir : à savoir la convocation à un référendum pour le 26 avril sur un possible changement de la Constitution (héritée, il faut le rappeler, de la dictature de Pinochet). Avec la propagation de la pandémie, le référendum vient d’être reporté à fin octobre, et comme dans le reste du monde, les mesures de confinement et les dangers de contagion ont paralysé les manifestions et résistances en cours. 

Épidémie et lutte de classe 

Le coronavirus est arrivé à Santiago notamment par les personnes les plus riches, ces dernières revenant de pays européens, de Chine ou de voyages en croisière. Le Chili est le pays proportionnellement le plus affecté par l’épidémie en Amérique latine, avec un taux de mortalité néanmoins plus faible que l’Équateur. Plusieurs cas de non-respect de la quarantaine, notamment de la part de familles aisées circulant entre leurs maisons principales et secondaires, ont été relevés. Cela a même mené à des formes de protestation et d’action directe, au moyen de barricades : des habitantEs de villages balnéaires tentent ainsi d’empêcher l’arrivée de membres de la bourgeoisie de la capitale dans leurs lieux de villégiature. Lors du week-end de Pâques, quelques membres du grand patronat local ont même poussé le détournement dû au confinement jusqu’à l’absurde en se rendant dans leurs maisons sur la côte en hélicoptère pour éviter les contrôles policiers !

Les nombreuses assemblées territoriales qui ont surgi dans le cours de la révolte depuis octobre ont tout de même permis une certaine réponse populaire pour faire face à la crise sanitaire en cours et poursuivre la lutte face à Piñera et son monde. Ces espaces auto-organisés ont eu un rôle pratique clef durant la révolte : assurer le ravitaillement alors que les commerces étaient fermés, la sécurité et la vigilance face aux violations des droits humains pratiquées par la police, l’organisation de la protestation. Ces assemblées se sont ensuite converties en espaces de délibération et de débat politique « par en bas ». « Avec la pandémie, les assemblées de quartier ont rapidement permis de faire des listes des personnes âgées, des personnes en situation de nécessité économique, de personnes vulnérables ou isolées afin de pouvoir les aider. Cependant, il ne faut pas non plus imaginer des réseaux de quartier qui permettent, à ce stade, une organisation générale parallèle à l’État avec un impact social important », nuance Karina Nohales, membre de la Coordination féministe du 8 mars.

« La peur qui avait disparu fait son retour face à l’épidémie »

Du côté du gouvernement, la crise sanitaire a été l’opportunité d’une reprise en main relative de la situation politique, et de gouverner après des mois de paralysie et de contestation. En témoigne, à titre symbolique, l’image de Sebastian Piñera déambulant et posant avec arrogance sur la « place de la Dignité », épicentre des manifestations et des affrontements avec la police depuis octobre. « Pendant les mois de révolte, tout ce que pouvait dire le gouvernement jetait de l’huile sur le feu et provoquait la colère des mobiliséEs, rappelle Karina Nohales. Aujourd’hui, face à la pandémie, le pays est plus ou moins obligé d’obéir aux injonctions du gouvernement. Cela ne signifie pas que les décisions soient acceptées sans critiques, mais nous n’avons évidemment pas la possibilité de manifester. Le gouvernement n’est pas tranquille pour autant. Cela s’exprime par l’approfondissement de mesures répressives et par le renforcement de l’état d’exception déjà considérablement présent depuis octobre. Piñera sait qu’il peut gouverner seulement grâce à ce moment exceptionnel ». En effet, la pandémie surgit comme un moment rompant avec la normalité au sein d’une situation déjà exceptionnelle. Selon les diverses enquêtes d’opinion, le taux d’approbation du président en place est de moins de 8%, soit le taux le plus bas depuis la fin de la dictature en 1990. Il faut dire que la gestion de la pandémie elle-même est catastrophique, avec des mesures de confinement erratiques, variant d’une ville à l’autre, d’un quartier à l’autre et d’une rue à l’autre, et surtout dictées par l’impératif de maintenir l’activité économique, sous pression du patronat local. Matin et soir, le métro de Santiago est bondé de salariéEs pauvres et précaires, et les rues de travailleurs et travailleuses du secteur informel qui n’ont pas d’autre choix que d’aller bosser pour quelques pesos. 

Le ministre de la Santé a multiplié les déclarations victorieuses, alors que l’épidémie ne fait que commencer et que le système de santé public serait incapable d’absorber un afflux important de malades du Covid-19. Plus globalement, la santé est extrêmement segmentée, largement livrée à la logique du marché et aux assurances privées, tandis que les classes populaires doivent se contenter d’hôpitaux bondés et moins bien équipés. « Ainsi, la peur qui avait disparu fait son retour face à l’épidémie, face aux licenciements massifs de ces dernières semaines », indique Karina Nohales. « Notre défi politique est donc de faire le lien entre la contestation accumulée ces derniers mois et la manière dont la pandémie révèle brutalement tout ce qui était déjà crise. Cette politisation de masse est difficile », explique la militante de la Coordination féministe du 8 mars.

Les salariéEs paient la crise

L’articulation entre la crise sanitaire et la crise économique mène à une situation catastrophique pour la majorité des ChilienEs. Les Administrations de fonds de pension (AFP), qui gèrent les retraites, toutes privatisées depuis les années 1980 (à l’exception de celle des militaires !), ont déjà perdu 20 % de leurs fonds. Et cela ne fait que commencer. En 2008, durant toute la période de la crise économique, la perte avait été de 40 %. Les mesures économiques mises en place par le gouvernement sont de trois ordres et, là encore, alignées sur les demandes du grand patronat (les Luksic, Matte, Angelini et autres, qui dominent toute l’économie) :

- aides aux entreprises, en facilitant l’accès au crédit à bas taux d’intérêt ;

- aides au secteur informel, aux auto-entrepreneurs, mais avec des sommes ridiculement faibles et pour une part minoritaire de ces travailleuses et travailleurs ;

- pour les travailleuses et travailleurs salariés, la possibilité de suspendre le contrat de travail, mais sans toucher de salaire ! L’unique obligation des employeurs est de cotiser aux AFP, au Fonds national de santé et à l’assurance-chômage mais à 50 %. Ce sont donc les salariéEs qui paient la crise, puisque leur seul revenu peut être leur assurance-chômage qu’elles et ils se financent par leurs propres moyens, et alors que le  montant reçu dépend de ce qui a été épargné, dans la logique de capitalisation et d’individualisation qui règne au Chili. Déjà 23 000 entreprises se sont emparés de cette mesure, affectant ainsi 350 000 salariéEs, dont la majorité ne recevra donc que la moitié d’un salaire minimum.

Cette suspension de contrat est déjà pratiquée dans les chaînes de restauration rapide (Star Bucks, Burger King). Il y a eu aussi des licenciements massifs dans le secteur hôtelier, de restauration et du commerce. Quand le confinement a été mis en place dans les quartiers riches de Santiago, il y a eu une vague de licenciements massifs pour les travailleurs de la construction, car tous les chantiers de ces quartiers ont été arrêtés.

Les syndicats pas à la hauteur

Le mouvement syndical n’a, quant à lui, clairement pas répondu à la hauteur. La centralité de son intervention a été essentiellement d’essayer de maintenir les postes de travail, sans exiger de droit de retrait, et sans toujours réfléchir aux moyens d’assurer une quarantaine digne et sûre pour des millions de personnes. Nombre de syndicats sont restés dans une logique où l’exigence de confinement pourrait mettre en danger l’emploi. Cependant, d’autres organisations syndicales ont mené des actions en justice pour protéger les droits fondamentaux et la santé immédiate de leurs affiliéEs. Les tribunaux du travail ont émis des décisions de justice qui autorisent les salariéEs à ne plus aller travailler, sans perdre leur salaire, si les conditions d’hygiène et de sécurité ne sont pas réunies (une forme de droit de retrait). Mais, à ce jour, de nombreux syndicats ne s’en saisissent pas.

La Coordination féministe du 8 mars, en lien avec d’autres organisations féministes, a lancé une campagne pour répondre aux violences machistes et de genre dans le cadre du confinement. Cet espace féministe unitaire qui a rassemblé des millions de personnes le 8 mars dernier a aussi impulsé la « grève pour la vie », c’est-à-dire une grève pour exiger la mise en place d’un plan d’urgence social et sanitaire pour faire face à la pandémie et à ses conséquences. 

Des semaines déterminantes 

À n’en pas douter, au Chili comme en France, la fin du confinement sera aussi marquée par le retour des manifestations, des grèves et du mouvement social. Les classes dominantes chiliennes entendent bien, de leur côté, profiter de la pandémie pour faire avancer leur propre agenda, organiser une reprise en main générale qui leur permettent de canaliser et neutraliser la crise politique en cours, tout en poursuivant la répression. Et toutes les occasions seront bonnes. Un exemple de cela est la lutte de nombre de familles et de militantEs pour la libération des centaines de prisonniers politiques de la révolte d’octobre, et ce alors que les prisons représentent un danger imminent de contagion. Finalement, une partie des détenuEs du pays considérés comme « de faible dangerosité » verront leur peine commuée en détention domiciliaire pour raison « d’urgence sanitaire », sans que réponse ne soit donnée au statut de celles et ceux qui sont considérés comme des prisonniers pour leur appartenance au mouvement social. Et profitant de cette conjoncture, plusieurs parlementaires de la droite ont défendu auprès du pouvoir la nécessité de libérer également des prisons de luxe où ils sont incarcérés des responsables de violations systématiques des droits humains de la dictature… Face au tollé, et malgré l’aval de certains juges pinochetistes, le gouvernement a dû reculer !

Ainsi, les prochaines semaines seront assurément déterminantes aussi bien du point de vue de la santé publique et sanitaire du pays, que des capacités du mouvement populaire à continuer à avancer les revendications issues de la révolte d’octobre, à faire reculer la droite et l’extrême-droite nostalgique de la dictature, tout en exigeant un plan d’urgence pour affronter le Covid-19. L’autre défi reste de pouvoir utiliser ce temps de « transition », encore instable, pour commencer à tisser des formes d’organisation politiques « par en bas » qui puissent donner une perspective claire, démocratique et radicale, à la force des luttes qui s’expriment dans la rue depuis des mois contre un régime politique en pleine décomposition et le modèle économique néolibéral.