Publié le Vendredi 11 novembre 2022 à 08h00.

Russie : le spectre de la guerre civile ?

Nous publions le point de vue d’une sociologue russe, publié sur le site russiandissent.

La mobilisation partielle annoncée le 21 septembre n’a pas uni les Russes. Au contraire, elle les a divisés encore plus. Mais si auparavant la désunion était fondée sur une sorte d’accord tacite selon lequel chacun se bat pour le bien-être de sa famille, maintenant l’hostilité pénètre notre monde social atomisé. Il ne s’agit pas d’une indignation dirigée contre les autorités qui ont déclenché cette guerre manifestement criminelle. Non, une société atomisée engendre une hostilité atomisée : ceux qui reconnaissent cette guerre comme juste ou du moins inévitable, ceux qui n’ont pu éviter la mobilisation, commencent à haïr ceux qui sont contre la guerre ou qui l’ont simplement fuie. Cette haine va grandir, les funérailles et autres épreuves de la guerre vont la renforcer, et elle ne va pas disparaître d’elle-même, ni être l’impulsion d’un soulèvement populaire. Cette haine n’a plus d’objet commun, elle est chaotique, et donc stérile, bien que toujours dangereuse.

La politique a été tuée

L’antagonisme entre des forces politiques opposées se forme dans une société qui fait effectivement de la politique, où il existe des forces qui se reconnaissent comme politiques, prêtes à lutter pour le pouvoir et la domination dans la société. En Russie, la politique a été tuée, l’opposition a été fragmentée physiquement et moralement. Mais cela n’a pas suffi à éloigner le pays du précipice : d’autres fissures traversent donc notre société — dans les familles, les communautés d’amis, les réseaux professionnels. Les fissures d’une guerre civile froide.

On ne peut nier que la propagande a fait son travail sur la société russe. Nos propagandistes n’ont certes pas de compétences particulières, et les auteurs des fameux « manuels » des idéologues de l’administration présidentielle sont eux aussi des penseurs médiocres. Mais c’est leur ignorance et leur pauvreté intellectuelle qui leur ont permis de viser juste, et les propagandistes stupides et cupides ont réussi à éveiller des sentiments purs chez leur public, suscitant une obéissance répugnante à la guerre.

Bien sûr, si un individu avait des convictions politiques avant le 24 février, il avait une forte immunité contre toute propagande, et il était capable de séparer le bien réel du pays des manipulations de la propagande. Mais dans une société anti-politique et atomisée, combien de Russes avaient même des convictions politiques claires ? Aujourd’hui, il est encore plus difficile de faire naître des convictions politiques, et l’irritation monte contre ceux qui souhaitent la défaite de leur propre pays, ce qui va à l’encontre de toutes les règles et principes d’un esprit civilisé.

Que peut-il se passer ?

L’option sans effusion de sang serait un traditionnel coup d’État russe, par le haut. Un nouveau dirigeant viendra qui, poursuivant sur le thème « la patrie est en danger », expliquera que le danger ne vient pas de l’Occident ni de l’Ukraine, mais, bien au contraire, de la mauvaise politique de son prédécesseur. Le « messie » nouvellement apparu sera-t-il capable d’effacer toutes les fissures de notre société ? Très brièvement. Au mieux, le coup d’État du Kremlin aiderait notre société à reprendre ses esprits et à former dans l’urgence quelque chose comme des convictions et des mouvements politiques qui entreront enfin dans l’histoire et seront capables de résister aux dangers réels pour notre pays.

Mais il y a aussi une option sanglante. Les fissures s’élargiront, la société s’effondrera dans le cauchemar d’une guerre civile, et aucun expert sain d’esprit ne peut en prédire l’issue.

Bien sûr, il y a toujours une troisième option : une série de grèves, l’élargissement de certaines fissures et divers affrontements locaux, une lente renaissance des forces politiques, une véritable lutte politique et, enfin, la victoire des forces les plus sensées. La victoire des forces insensées serait une défaite au-delà de la Russie.

 

Version intégrale (en anglais) sur https ://russiandissent.substack.com/p/the-cold-civil-war