Publié le Jeudi 18 décembre 2008 à 22h26.

"Venezuela : le chávisme, un baril de socialisme"

Un article de Libération du 18 décembre par l'envoyé spécial Gérard Thomas.

Financés par les pétrodollars, les programmes sociaux «participatifs» sont la pierre angulaire de la politique de Chávez, entre démocratie directe et volonté de contrôle. Reportage à Caracas.

Accroché au flanc d’une des collines qui encerclent Caracas, Isaias Medina est un quartier populaire de l’ouest de la capitale vénézuélienne. Quarante mille habitants y vivent au milieu d’un dédale de venelles et d’escaliers taillés dans les à-pics de la paroi rocheuse. En ces derniers jours de novembre, une méchante brume noie le barrio (quartier) dans des volutes noirâtres, tandis qu’une pluie diluvienne ruisselle sur les toits de tôle des petites maisons en brique rouge. La rue Popular est rapidement transformée en un torrent qui charrie une partie des ordures jusqu’alors entassées sur les trottoirs dans l’attente d’un hypothétique ramassage.

Isaias Medina, Nuevo Horizonte, La Piedrita… près de deux millions de personnes, soit la moitié de la population de la capitale, s’entassent dans les barrios de Caracas. Plus bas, dans la cuvette, les beaux quartiers, leurs 4 x 4 rutilants et leurs magasins de luxe, s’étendent à des annéeslumière de l’indigence des hauteurs.

Ce matin, Miguel, un gamin déluré de 11 ans, a pris place dans la salle d’attente du dispensaire d’Isaias Medina où il vient soigner ses dents. «Je consulte le docteur tous les jours pour être sûr que je guéris bien», sourit-il, en arborant fièrement un tee-shirt à l’effigie des Requins de la Guaira, son équipe de base-ball préférée. Mais lorsque Ruiz Cadmiel, le chirurgien-dentiste, écarte le rideau du réduit où il reçoit ses patients et l’aperçoit, le gosse change de contenance. «Miguelito, je t’ai déjà dit de ne revenir que la semaine prochaine , lui lance fermement le dentiste. Retourne à l’école et n’oublie pas de prendre tes médicaments. J’ai beaucoup de travail, aujourd’hui.»

Soins préventifs et coopératives ouvrières

En effet, cinquante personnes attendent leur tour, calées sur deux rangées de chaises en plastique ; l’une disposée face au cabinet de Ruiz, l’autre face à celui du médecin généraliste qui consulte dans le même local. «Lorsque nous sommes arrivés ici, il y a cinq ans, les gens du quartier n’avaient pas accès aux soins primaires. Aujourd’hui, l’état sanitaire de la population est correct et nous arrivons même à faire du préventif», se félicite Ruiz en montrant les affiches placardées au mur qui mettent en garde contre la propagation du sida ou incitent à un brossage régulier des dents.

Ruiz et sa collègue généraliste sont Cubains, comme les quelque 10 000 praticiens qui officient gratuitement dans les campagnes ou les quartiers pauvres des grandes villes de la République bolivarienne du Venezuela. Envoyés par les frères Castro pour aider leur «filleul», le président Hugo Chávez, en échange de plus de 100 000 barils de pétrole par jour, les médecins cubains résident dans les quartiers où ils sont affectés. Payés 400 dollars par mois par le gouvernement vénézuélien, ils sont à pied d’œuvre du lundi au samedi et assurent les urgences le dimanche. Avec un succès certain dans un pays où une simple cataracte rendait aveugle et où l’on risquait sa vie pour une banale infection en raison de l’éloignement et de la mauvaise qualité des soins dispensés par les hôpitaux publics. D’autant que les médecins vénézuéliens, en sous-effectifs, préfèrent généralement officier dans les cliniques privées des beaux quartiers plutôt que dans les barrios populaires.

L’opération santé, lancée par Hugo Chávez en mars 2003 sous le nom de code «Misión barrio adentro» («mission à l’intérieur des quartiers») fait, aujourd’hui, l’unanimité. «La santé, c’est la plus grave dette des gouvernements précédents envers les populations défavorisées. Les médecins cubains font un travail formidable», admet ainsi Teodoro Petkoff, ancien guérillero marxiste, ex-ministre libéral de la Planification et actuel directeur du quotidien d’opposition Tal Cual. Dans la foulée de «barrio adentro», Hugo Chávez a initié une série d’autres programmes d’aide, intégralement financés par l’Etat, pour lutter contre l’analphabétisme ; rénover les hôpitaux publics ; permettre aux adultes de reprendre des études supérieures ; venir en aide aux enfants des rues ; affirmer le droit des femmes ; créer des coopératives ouvrières ; organiser des soupes populaires ou développer des chaînes de supermarchés à bas prix. Cette politique tournée vers les plus nécessiteux a porté ses fruits, puisque la pauvreté, qui était le lot de 57 % de la population vénézuélienne en 2005, n’en touche plus que 43 % aujourd’hui.

Depuis quelques mois, ces programmes d’assistance aux plus déshérités prennent cependant un tour très politique et Chávez force la marche du pays vers un «socialisme du XXIe siècle» concocté par ses principaux mentors politiques : le sociologue allemand d’extrême gauche Heinz Dieterich Steffan, résidant au Mexique ; Martha Harnecker, une Chilienne militante altermondialiste longtemps domiciliée à Cuba avant de venir s’installer au Venezuela et la géographe britannique Doreen Massey. Dans ses discours-fleuves, Hugo Chávez ne manque par ailleurs jamais de citer les encouragements que lui enverrait régulièrement le vieux dirigeant cubain Fidel Castro.

L’un des tout derniers programmes en date a été baptisé «Mission 13 avril», en référence à la nuit du 13 au 14 avril 2002, lorsque Hugo Chávez a repris les rênes du pouvoir après un coup d’Etat avorté, fomenté contre lui par les conservateurs . Ce programme illustre sa volonté d’accélérer les changements structurels dans la société vénézuélienne. La «mission», qualifiée de «souterraine» par le Président lui-même lors de son émission télévisée dominicale du 24 août dernier, est censée créer de nouvelles entités territoriales, les «communes socialistes». Ces structures fédéreraient les différents «conseils communaux» qui se développent actuellement dans toutes les localités de la République bolivarienne du Venezuela. Les conseils, composés d’habitants des différents quartiers - parmi lesquels les membres du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV, au pouvoir) se montrent très actifs -, sont eux-mêmes chargés de centraliser tous les comités de voisinage en matière d’éducation, de santé, de culture, d’amélioration de l’habitat ou de création de micro-entreprises qui, jusqu’à présent, étaient regroupés dans les différentes «missions».

A Isaias Medina, le conseil communal «Octobre socialiste» est composé en grande majorité de femmes. D’ailleurs, la «révolution bolivarienne» en cours, qu’Hugo Chávez définit dans ses discours comme une «démocratie participative», est essentiellement portée par des groupes de femmes, plus impliquées que leurs maris dans la vie locale, plus concernées par les problèmes liés à l’école ou à la cherté des aliments, et finalement plus combatives dans leurs revendications.

Réuni dans la seule salle de classe du quartier, située dans la sacristie de l’église des Douze-Apôtres, le conseil a mis à l’ordre du jour la construction d’une nouvelle école. Et José Cereder, le représentant du PSUV dans la localité, n’est pas à la fête. «Notre projet n’avance pas, lance d’entrée de jeu Miriam. Lorsqu’il est venu ici, le Président avait appuyé la création d’une nouvelle école. Or depuis, l’administration n’a rien fait. Les conseils communaux devraient pouvoir révoquer les maires et ceux qui privilégient leur carrière au détriment de l’avis du peuple.» Un débat haut en couleur s’engage alors quant aux responsabilités des politiques et la nécessité d’instaurer un droit de regard populaire sur leur action. Les participants n’hésitent pas à remettre en cause la probité de leurs élus ; les accusant de gérer les fonds publics dans leur seul intérêt, dans un pays ou la corruption et le clientélisme continuent de polluer la vie publique. José laisse faire. «C’est ça, les conseils communaux, sourit-il. Tout le monde a son mot à dire et tout le monde est à égalité. C’est un peu des soviets, mais en plus démocratique !»

Dans un quartier voisin, à Nuevo Horizonte, le conseil communal reçoit dans la maison de la culture. Il a pris en charge la rénovation des ranchitos, ces baraques de bois et de tôle dans lesquelles s’entassent des milliers de familles. Sous l’impulsion d’Antonia Aldana, une petite femme rondelette à l’énergie débordante, un programme de restauration de l’habitat a permis de reconstruire, en dur, une quinzaine de maisonnettes. Une coopérative ouvrière comprenant maçons, électriciens, plombiers et couvreurs, rémunérés par l’Etat et vivant dans le quartier, est chargée des travaux. «Le peuple doit prendre son destin en main, assure Antonia. Nous ne devons pas tout attendre des autorités. Elles doivent essentiellement contrôler, puis appuyer, les décisions que nous adoptons à la base.»

«C’est une idée magnifique de vouloir donner le pouvoir et la parole au peuple, reconnaît Teodoro Petkoff. Mais peu à peu, le PSUV, comme tout parti léniniste, cherche à s’approprier la société civile, à mettre la main sur les organisations de base.» «Nous avons généré un processus où la grande majorité des Vénézuéliens, toutes classes sociales confondues, rentre dans l’arène démocratique», se défendent les conseillers d’un Président qui affirme régulièrement qu’il n’est «pas marxiste» et qu’il souhaite simplement «avancer vers un socialisme qui doit se construire tous les jours».

Une fois approuvés, les projets montés par les conseils communaux sont financés par un réseau de «banques communales», dotées par le gouvernement central d’un budget de 1,9 milliard de dollars (1,37 milliard d’euros) pour l’année 2009, trois fois plus que pour l’année en cours. Pour financer ces projets, le gouvernement s’appuie sur les énormes bénéfices engrangés grâce au pétrole, dont le Venezuela produit 2,7 millions de barils par jour.

Dépenses publiques sous profusion de dollars

Arrivé au pouvoir en 1998, avec un baril de brut à 7 dollars, Hugo Chávez a bénéficié de la flambée des cours de l’or noir, qui ont atteint près de 130 dollars le baril l’été dernier. Malgré la baisse actuelle, la moyenne des cours du pétrole vénézuélien (1) s’établit encore à 90 dollars le baril sur l’ensemble de l’année 2008, soit le double que celle prévue pour équilibrer le budget. Cette profusion de pétrodollars a permis de généreusement financer les différentes «missions». En dix ans, quelque 85 milliards de dollars (62 milliards d’euros) auraient été consacrés aux programmes sociaux que la présidence gère à discrétion - sans contrôle ministériel ou parlementaire - grâce au Fonds de développement national (Fonden), créé pour drainer les plus-values pétrolières en marge des comptes de la Banque centrale.

Ce qui suscite quelques grincements de dents de la part des principaux économistes du pays, qui crient au détournement de la rente pétrolière. «Le gouvernement a mis en place une gestion fiscale parallèle, explique Rafaël Muñoz, économiste dans une grande banque commerciale. Ce qui lui permet de financer d’énormes dépenses publiques largement tournées vers le social. De fait, toute l’économie est désormais subordonnée à l’objectif politique.»

 

(1) En raison de coûts de raffinage plus élevés, liés à sa densité, le baril vénézuélien cote 5 dollars de moins que les bruts plus légers (comme ceux du Moyen-Orient).