Publié le Mercredi 26 juin 2019 à 11h11.

« La tendance de fond est de rapprocher l’hôpital, un service public, des standards de gestion d’une entreprise privée »

Entretien. À l’occasion de la grève historique des urgences, nous avons rencontré Fanny Vincent, sociologue et co-auteure de « la Casse du siècle : à propos des réformes de l’hôpital public » (éditions Raisons d’agir, 192 pages, 8 euros), dont nous vous recommandons évidemment la lecture.

Fanny, avec qui as-tu co-écrit « la Casse du siècle » publié en avril 2019 ?

Avec Pierre-André Juven et Frédéric Pierru, des collègues sociologues au CNRS. Un livre publié en pleine grève des urgences. Ce que nous disons dans cet ouvrage, c’est que depuis le tournant des années 1980 avec un durcissement en 2000-2010, il y a eu une succession de réformes néolibérales qui ont prétendu sauver l’hôpital. Victime d’une crise organisationnelle, l’hôpital serait mal géré, mal organisé... Chaque gouvernement a mis en place sa réforme, prétendant sortir d’un hospitalo-centrisme trop coûteux. Autant de réformes menées « dans l’intérêt des patientEs et des soignantEs ».

Loin d’agir sur les conditions de travail ou la qualité des soins, l’amélioration de la trajectoire budgétaire n’est-elle pas la seule préoccupation des gouvernements successifs ?

Oui, les sorties de crise proposées visent à affirmer que l’hôpital n’a pas besoin de plus de moyens. À partir des années 1960-1970, les pouvoirs publics ont eu à faire face à l’explosion des dépenses hospitalières, et les instruments de financement mis en place depuis n’ont eu comme seul objectif que de les contenir. Analyser la production des hôpitaux et établir une norme de gestion : la tendance de fond de ces réformes est de rapprocher l’hôpital, un service public, des standards de gestion d’une entreprise privée.

Depuis la mise en place de la tarification à l’activité, au début des années 2000, la direction de l’hôpital doit penser stratégie économique, en termes de business plan. Elle doit penser ouverture de lits, non pas en termes de nécessité de santé publique mais en fonction de l’opportunité et du retour sur investissement que cela peut permettre. L’autonomie administrative donnée aux directions d’établissements depuis 2005 les a rendus responsables de leur financement. Ils produisent des soins qu’ils facturent à l’Assurance maladie qui les rembourse. Les hôpitaux se retrouvent seuls face aux banques pour emprunter, ce qui a conduit certains d’entre eux à contracter des emprunts qui se sont révélés toxiques. La logique capitaliste préside. L’État s’est dégagé de sa propre responsabilité. La dette des hôpitaux a été multipliée par 3 au cours des 10 dernières années, et le remboursement de cette dette pèse lourdement.

Et le côté pervers de la tarification à l’activité ?

D’un côté l’hôpital doit produire toujours plus d’activité mais de l’autre l’enveloppe attribuée annuellement par les parlementaires reste fermée. Plus d’activité ne contribue pas à plus de financement. L’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), voté chaque année à l’Assemblée nationale n’attribue pas plus d’argent à l’hôpital et les tarifs alloués par l’Assurance maladie baissent pour rester dans le cadre de cette enveloppe budgétaire. Les besoins sanitaires de la population sont déconnectés des moyens.

Avec des conséquences pour les soignantEs !

Toutes ces réformes se focalisent notamment sur l’organisation du travail et sur les personnels dont les salaires, en moyenne, représentent 64 % du budget. C’est dans les effectifs que les responsables ont commencé à tailler. En s’attaquant aussi au temps de travail et à son contenu, pour optimiser la production de soins. Cela s’est traduit par une intensification du travail. Réduction des pauses, suppression de repos, temps de chevauchement entre équipes remis en cause, autant de mesures prises au détriment du collectif de travail, de la transmission des savoirs professionnels et de tout aspect relationnel. Développement d’une flexibilisation accrue, personnel devenant interchangeable, développement d’équipes de suppléance et mise en place de grandes équipes qui alternent matins et après-midi, jours et nuits, avec une perte des spécificités des métiers, de compétences, d’expérience, de savoir-faire. Tout cela insécurise les personnels et génère pression et stress : pas possible de faire son travail correctement. Dans le même temps, la multiplication de procédures et d’indicateurs qualité mis en place pour évaluer la performance du travail entraînent des tâches administratives qui s’ajoutent au travail à faire, alors qu’il n’y a déjà plus le temps, cela précarise les soignantEs.

Ces réformes successives sont à l’origine de la grève qui mobilise aujourd’hui, en France, plus de 130 services de soins d’urgences.

Les urgences sont un révélateur de ce qui se passe en interne à l’hôpital, et aussi la porte d’entrée de celui-ci. Tous les patients qui ont besoin des urgences, ceux qui sont chassés de la médecine de ville, ne trouvent pas de place pour être pris en charge, du fait de la fermeture de nombreux lits et restent sur des brancards. Les conditions d’accueil sont inhospitalières. Les urgences sont embolisées, il est d’ailleurs étonnant que cette grève ne soit pas partie bien plus tôt : depuis longtemps tous les indicateurs sont au rouge. Un mouvement inédit dans son ampleur, qui est le symptôme d’un dysfonctionnement majeur, en amont et en aval de l’hôpital. Les équipes sont épuisées.

Et la médecine libérale ?

Historiquement les médecins se sont construits contre l’État et la Sécurité sociale. C’est tout un pan de la santé publique qui n’est pas régulé. C’est cette identité libérale qui permet la liberté d’installation, de prescription, de fixation des honoraires. Il y a là une ligne rouge que les pouvoirs publics ne franchissent pas et, du coup, une partie des besoins se reportent sur l’hôpital. Le nombre de passages aux urgences a doublé en 20 ans, et le nombre de personnes pauvres a augmenté de 14 % au cours des 10 dernières années. Cela doit être mis en regard : s’il y a de plus en plus de gens qui viennent à l’hôpital, c’est aussi parce que la précarité explose.

Les grévistes exigent aussi une revalorisation salariale.

C’est une revendication que j’entends de la part de tous les soignantEs quand je passe dans les services. Les salaires sont très faibles. En moyenne, le salaire est de 1 400 euros pour une aide-soignante et de 1 700 euros pour une infirmière. Elles mettent en avant leurs responsabilités, des vies humaines entre les mains. Elles ont des cadences infernales et il n’y a pas de reconnaissance financière de leur travail. Les grévistes exigent une revalorisation en points d’indice équivalente à 300 euros net de salaire, qui stagne depuis plusieurs années.

Des embauches et l’ouverture de lits d’aval…

Ce ne sont pas les quelques millions lâchés par Agnès Buzyn qui vont résoudre le problème. Cela ne représente qu’un poste de plus par service pour l’été, rien de pérenne. Que ce soit sur la prime de coopération, de délégation de tâches ou de risque, la ministre peut céder mais la question de l’ouverture des lits est une question que le gouvernement se refuse de traiter. Chacune de ses annonces semble relancer le mouvement qui s’amplifie.

Le 2 juillet, manifestation nationale.

J’espère être à Paris pour y participer. J’étais déjà devant l’ARS, la semaine dernière !

Propos recueillis par nos correspondantEs