Publié le Dimanche 5 avril 2020 à 19h28.

« On manque de matériel et de personnels, parfois on débranche des malades pour faire de la place à d’autres… »

Nous avons interrogé une infirmière du service de réanimation d’un grand hôpital de Paris sur le déroulement des opérations de lutte contre la Coronavirus et le grand manque de moyens matériel et humains auquel il faut faire face. 

Peux-tu décrire en gros comment se déroule les opérations ?

Chez nous, on a moins d’entrées depuis la semaine dernière, certainement parce qu’on n’a tout simplement plus de place. Je ne sais pas si c’est parce que l’épidémie ralentit, ou parce qu’ils arrivent à chaque fois à transférer les patients ailleurs.

Nos patients ont entre 35 et 70 ans. Ce sont en très grande majorité des hommes. Les plus vieux ou avec des antécédents médicaux très lourds n’accèdent pas jusqu’à nous, beaucoup meurent dans les Ehpad ou dans des services moins équipés.

Dans d’autres hôpitaux, ils commencent à mettre les gens sur le ventre. C’est une technique de réanimation qui favorise la respiration. Sauf que là ils le font sur des patients non intubés, qui auraient besoin de l’être mais pour qui il n’y a pas de place.

On travaille tous en permanence, les jours de récupération permis par le roulement habituel sautent, ce qui fait qu’on travaille en moyenne 48 heures par semaine. On ne sait pas encore si ces heures supplémentaires seront reconnues comme telles. On travaille régulièrement trois dois douze heures de suite, ce qui est épuisant. En plus, on a de nombreuses IDE de la réserve sanitaire ou des collègues d’autres hôpitaux qui font des heures supplémentaires. Du côté des aides-soignantes, ce sont de très nombreuses étudiantes infirmières de troisième année qui sont réquisitionnées. On ne sait pas encore si elles seront payées en salaires décents ou en indemnités de stage pourries.

On n’a pas encore eu de retraitées qui reviennent nous aider. Et tant mieux, car ce sont des sujets à risque. Pour les collègues qui tombent malades, elles doivent revenir 48h après la fin de leurs symptômes.

Un article de Mediapart1, ce qui peut être très délétère pour le confort des patients et pour l’efficacité des traitements…On manque aussi énormément d’humidificateurs chauffants pour l’air envoyé par la machine. Habituellement, les patients qui ont un syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA) bénéficient d’un humidificateur chauffant électrique, pour réchauffer et humidifier l’air qu’ils reçoivent de la machine. On en a très peu dans les services. Or les patients Covid, justement, arrivent tous avec un SDRA, et ne bénéficient que d’un simple filtre humidificateur, moins efficace. Tous ces stocks de matériels, dont on manquait déjà avant, n’ont pas été ajustés à la crise.

On manque de masques FFP2, et du coup on nous demande de les garder plusieurs heures, alors qu’on devrait en changer à chaque patient. On manque aussi de blouses, alors on nous demande de les garder toute la nuit, « sauf si elles sont vraiment sales ».

Concernant les médicaments, il y a des pénuries provisoires, mais jusqu’à présent les cadres réussissent à nous débloquer des stocks. Un médecin évoquait la pénurie possible de Propofol (anesthésique, pour les sédations), mais pour l’instant ça ne nous touche pas.

Dans un hôpital voisin, des cadres ont demandé aux soignantes d'utiliser des sacs poubelles découpés en guise de blouses imperméables…

As-tu des craintes pour les patients ?

Les patients les plus âgés, avec beaucoup d’antécédents sont parfois débranchés pour faire de la place pour d’autres. C’est dur à traverser pour nous. Il y a eu beaucoup de décès pour l’instant. Heureusement, cette semaine on devrait en faire sortir plusieurs, guéris.

Nos patients ont au maximum soixante-dix ans. Ce qui veut dire que les plus vieux n’accèdent plus, depuis deux semaines, ou alors rarement, aux places de réanimation. 

Comment la situation est-elle ressentie par les soignants ?

Chacun fait comme il peut, avec ce qu’il est. Parfois il y a des tensions, on est tous assez stressé même si le plus dur a été de remplir le service, car on prenait plusieurs entrées lourdes sur quelques heures de temps. Des collègues disent qu’elle se mettent en « mode robot », parce que sinon elles n’y arriveraient pas. D’autres parlent de difficultés de sommeil, de cauchemars. L’hôpital nous a proposé une assistance psychologique, mais les psys ne veulent consulter que par téléphone pour ne pas d’exposer à notre contact…

Il y a des tensions entre les personnels, même si on est quand même assez soudés et qu’il y a un bon esprit d’entraide.

Quelles revendications penses-tu qu’il faut mettre en avant ?

Il faut nationaliser la production de matériel lourd (respirateurs, scopes), de consommables (médicaments, oxygène, matériel de protection...) pour en avoir rapidement suffisamment à disposition.

Il faut payer en salaires des étudiantes infirmières réquisitionnées comme aides-soignantes.

Pour le reste, les revendications doivent être les mêmes que celles des collectifs de soignantEs dans l’année écoulée : une augmentation du nombre de lits, des augmentations de salaires, un recrutement massif de collègues.

Propos recueillis par Antoine Larrache

  • 1. https://www.mediapart.fr…] montre bien la stratégie gouvernementale vis-à-vis de l’hôpital, le décalage complet avec nos besoins : ils ont l’intention de poursuivre la privatisation de l’hôpital public, alors même que Macron prétend reconnaître que la santé doit échapper à la loi du marché. 

    Quelles sont les difficultés que vous rencontrez ?

    On manque de personnel. On est souvent en sous-effectif. Habituellement, une infirmière s’occupe de deux, trois ou quatre patients. Actuellement, on ne peut pas en avoir plus de deux si on veut faire les choses bien. Or ce ratio n’est pas toujours respecté par manque de personnel. Récemment, on a eu un arrêt cardiaque à cause de ça. Les sous-effectifs ont des conséquences directes sur le confort, la santé, voire la vie des patients.

    On manque également de moyens : il nous manque le matériel électronique de base pour la surveillance des patients sous sédations et curares. Habituellement, tous n’ont pas besoin de curares, loin de là, mais les patients Covid sont presque tous sous curares. Du coup, on les surveille seulement cliniquementLa clinique est ce qui se fait « au lit du malade ». C’est toutes les informations qu’on peut obtenir par l’auscultation, l’observation, l’interrogatoire (quand c’est possible, donc rarement chez nous). Par exemple, on peut se rendre compte qu’un patient est mal curarisé parce qu’il tousse (les curares sont des médicaments qui relâchent les muscles, et notamment les muscles de la respiration, pour que le patient s’adapte mieux à la machine et s’épuise moins). Mais quand on peut mettre un appareil de surveillance électrique c’est mieux, car on sait qu’il est mal curarisé avant que ça se manifeste cliniquement, visuellement, et on peut donc anticiper l’ajustement des doses et éviter un surtravail respiratoire. Pour les sédations (les médicaments qui font dormir), c’est la même chose : on peut voir cliniquement qu’un patient s’agite, se réveille. Par contre s’il dort, la surveillance électrique est très utile car elle détecte un sommeil trop profond et permet d’ajuster les doses, et d’éviter les effets délétères neurologiques post intubation.