Publié le Jeudi 3 décembre 2020 à 16h34.

Rachat de « La Mut’ » à Grenoble : « À terme, ça peut être des fermetures de services qui ne sont pas assez rentables, comme les urgences ou la maternité »

Le Groupe hospitalier mutualiste de Grenoble, « La Mut’ », autrefois géré par la mutuelle ADREA, a été racheté par le groupe Doctegestio en octobre 2020, malgré une opposition des salariéEs et usagerEs. Ce rachat pose plusieurs problèmes : menace de passer au privé à but lucratif, gel des embauches, management toxique... Retour avec une infirmière de la clinique sur ce rachat et ses implications.

Bonjour, est-ce que tu peux revenir sur ce qu’est « La Mut’ », ce que ça représente à Grenoble ?

La clinique mutualiste, c’est une clinique qui existe depuis les années 1960, c’est le deuxième établissement de santé dans le bassin grenoblois après le CHU. Elle a une maternité, des services d’urgence, de cancérologie, de chirurgie et de médecine. Il y a au moins 400 lits et 1200 salariéEs, dont 200 médecins. C’est un établissement qui a un statut un peu particulier : c’est privé mais c’est ce qu’on appelle un ESPIC, un établissement de santé privé d’intérêt collectif, non lucratif. Tout les bénéfices sont réinvestis dans la clinique pour améliorer l’offre de soins et l’accueil des usagerEs. Concrètement pour les patientEs, ça veut dire qu’il n’y a pas de dépassements d’honoraires à payer dans le cadre des chirurgies, ils sont pris en charge par la clinique. Certaines analyses médicales non remboursées par la sécurité sociale sont prises en charge par la clinique, si vous y êtes suivis. C’est un établissement très important à Grenoble, qui a des liens très forts avec le CHU. Par exemple, dans la crise actuelle, c’est le deuxième établissement qui reçoit des malades du Covid. Pour les GrenobloisES, il est accessible en transports en commun ou à pied au centre de Grenoble. Il est très utile pour l’offre de soins du bassin grenoblois.

Pourquoi la Clinique a été vendue ? Comment ça s’est passé ?

La clinique appartenait à plusieurs mutuelles, mais c’est ADREA qui avait le plus de parts. Elle a décidé de vendre parce qu’il y a un déficit chronique. Mais ce qu’expliquait le collectif d’usagerEs, c’est qu’en fait une grande part de ce déficit provenait du paiement des loyers. Parce que les murs de la clinique appartiennent à une société immobilière lucrative qui, elle, dégage des bénéfices, des dividendes, avec les loyers payés par la clinique. La blague c’est que ADREA possède 46% de cette société. Donc déjà l’argument de vendre à cause du déficit ne tient pas.

Du coup ADREA a lancé un appel d’offre. Plusieurs ont répondu : Doctgestio, Vivalto, AGDUC. AGDUC est également un ESPIC, et ils avaient des liens avec le CHU. Au tout début quand la vente a été annoncée, il y a donc un collectif d’usagerEs contre la vente qui s’est monté. Les premières réunions étaient assez impressionnantes, on remplissait une petite salle de concert, il y avait au moins 300 personnes pour discuter de la constitution du collectif et de comment lutter contre la vente. Et à côté de ça, le syndicat majoritaire de la clinique, c’est Force ouvrière (FO). Lui a un peu mobilisé, il y a eu quelques débrayages des salariéEs entre midi et deux sur le parvis de la clinique, pour rejoindre le collectif d’usager.Es Mais ce n’était pas vraiment une dynamique de lutte avec des grèves et des AG. Ce qui est sorti du collectif d’usagerEs, c’était de constituer un dossier pour reprendre la clinique, avec et par les salariéEs et les usagerEs : une SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif). Un dossier a été monté, qui était viable et qui a été déposé mais pas retenu par ADREA. Le syndicat FO soutenait ce dossier de SCIC, au lieu de mobiliser contre la vente pour obliger ADREA à garder la clinique, ou de demander une reprise par le CHU directement. Que la clinique devienne un établissement public. Ça aurait permis d’augmenter les lits et les effectifs de l’hôpital public. On en a bien besoin en ce moment ! ADREA a donc écarté le dossier de la SCIC et a retenu trois potentiels acheteurs : Vivalto, Doctegestio, et l’AGDUC/CHU. Pour finalement négocier uniquement avec Doctegestio, qui a fini par acheter la clinique en octobre 2020. 

La mobilisation du collectif usagerEs a été très compliquée à cause du confinement, ce n’était plus possible de se réunir, de manifester. Ça a un peu cassé la dynamique de départ.  Nous les salariéEs, on était pris par la crise sanitaire, avec le plan blanc.

Pour revenir sur la SCIC qui n’a pas été retenu par ADREA, la justification c’est que ça n’offrait pas assez de garanties. Le collectif d’usagerEs s’est uniquement focalisé la dessus, au fil du temps, et quand ADREA a écarté le dossier, le collectif s’est retrouvé sans dynamique de gens en lutte. Toutes les forces étaient mises sur la constitution de ce dossier, dans des tâches administratives plutôt que dans la lutte. Quand ce truc-là s’est cassé la gueule, il ne restait plus que son embryon actif, sans plus de dynamique. Ce qui a été fait, c’est d’aller chercher le soutien des élus locaux, de la Métro (Grenoble-Alpes Métropole), et de la mairie de Grenoble, notamment le maire Piolle qui se disait contre la vente de la clinique, pour maintenir l’offre de soins. Les élus de la Métro pouvaient poser des vétos, mais dans les faits, la clinique a été vendue malgré ces positionnements.

C’est le groupe Doctegestio qui a repris le GHM. Peux-tu nous en dire plus sur ce groupe ?

Je suis pas une experte, mais ce que j’en sais, c’est que c’est un groupe qui à la base n’est pas un acteur de la santé, qui était dans l’immobilier et l’informatique au tout début. Qui ensuite a développé une branche tourisme, et pour finir une branche santé. Ce groupe est détenu à 90% par la famille Bensaid, c’est une entreprise familiale. Et les 10% restants sont des proches. La branche santé, en gros, se fait la spécialiste de rachats de cliniques déficitaires, mal en point. Ils les rachètent pas cher, ils les remettent sur pied et ils relancent les activités et les bénéfices. Ça c’est le discours officiel. 

Ils se revendiquent aussi de l’économie sociale et solidaire, alors que quand tu regardes de plus près, pas du tout. L’essentiel de leurs activités c’est du privé lucratif. Dans la vente, pourquoi c’est Doctegestio qui a été choisi par ADREA ? Parce que ce sont eux qui posaient le plus gros chèque sur la table. Et pourquoi il a réussi à poser ce gros chèque ? C’est parce qu’il a eu le soutien du groupe Icade, qui est une filiale de la Caisse des dépôts et consignations, donc une filiale d’un organisme public. Quand on regarde le groupe Doctegestio, on s’aperçoit qu’ils ont beaucoup de contentieux avec des salariéEs des établissements déjà rachetés. Tout le discours sur l’économie sociale et solidaire, sur leur bonne gestion, et que les cliniques en déficit, ils les remettent sur pied, sur le maintien de l’emploi, en fait ce n’est pas vrai. 

Un très grand nombre d’établissement rachetés voit leur nombre de salariéEs diminuer après plusieurs années. Alors c’est sûr c’est pas forcément des licenciements directement. Mais en fait le management devient si toxique et les conditions de travail si dures — rappel sur les congés, heures sup ou fériés non payés… — que les gens n’en peuvent plus et finissent par partir. Ils ne sont bien sur pas remplacés.

Comment tu sais tout ça ?

On peut trouver beaucoup d’infos sur le site du collectif « Touche pas à ma mut ». Sinon des médias en parlent, comme Alternative économique. Sur internet on trouve pas mal d’articles sur les contentieux.... Il y a aussi eu un reportage de « Pièces à convictions" sur France 3 qui consacre plusieurs minutes aux méthodes de Doctegestio (« Faut-il garder mamie à la maison ? »). 

Un mois après la vente, qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce qui est prévu ?

Doctegestio s’est engagé à maintenir le statut d’ESPIC, et l’emploi dans la clinique, et au bout d’un mois il tient ses engagements. On verra sur le long terme. Dans tout ses rachats, il promet beaucoup de choses mais ces engagements ne sont pas toujours tenus à terme. Là, on est dans le deuxième confinement, pour l’instant, ce qu’on a en tête c’est plutôt la crise du Covid et pas trop la vente. Bernard Bensaid est venu à Grenoble pour le rachat. Pour l’instant, en interne, il est plutôt en opération séduction auprès des salariéEs. Quand on discute quand même entre nous, personne n’est dupe, les salariéEs se rendent compte que c’est des belles paroles, mais qu’à tout instant ça peut changer. Mais on est en pleine deuxième vague, et se remobiliser sur la vente ce n’est pas la priorité dans les discussions. Sur le management, on commence à sentir des différences. Par exemple au niveau du laboratoire, où les tests PCR sont faits depuis fin mai, il y a eu une pression du chiffre. Parce qu’il faut savoir qu’un test PCR, c’est payé 73 euros par la sécurité sociale au laboratoire, et que le labo c’est un service bénéficiaire, et avec le Covid le chiffre d’affaires a augmenté. Bensaid voulait que le nombre de tests augmente, et il met la pression, mais sans embaucher plus de personnes.

Comment tu vois la suite ?  Est-il encore possible de se battre ? Sur quels sujets et par quels moyens ?

Pour l’instant c’est difficile de répondre à cette question, parce qu’on est en mode Covid. Mais personne n’est ravi que Doctegestio ait repris la clinique. D’ici quelques mois, il y aura des possibilités de rediscuter de cette vente et de ce qui a changé. Même si pour l’instant, on nous apporte des garanties, on n’est pas dupes. Après, je pense que les salariéEs et le syndicat doivent se saisir vraiment de cette question. C’est eux, le vrai contre-pouvoir, par rapport à Doctegestio. Ils peuvent instaurer un rapport de forces par des mobilisations, des grèves, des débrayages. Ils ont une place centrale dans tout ça. Il n’y aura pas de mobilisation victorieuse sans eux. Du côté des usagerEs, l’arrivée de Doctegestio ça peut changer beaucoup de choses. À terme, ça peut être des fermetures de services qui ne sont pas assez rentables, comme les urgences ou la maternité. Ça peut être aussi la vente du laboratoire, parce qu’il y a les gros groupes de laboratoires, comme Oriade, qui sont à l’affût. Ça peut être l’arrêt des remboursements des dépassements d’honoraires. Le collectif d’usagerEs a encore la possibilité d’assurer une veille sur ce qui se passe au sein de la clinique.