Publié le Dimanche 7 février 2010 à 19h28.

"Une mise en scène de la révolution" (Le Monde des livres du 5 février)

Fondateurs du groupe d'études et de recherche "Question Marx", vous êtes coauteurs de "La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale" (La Découverte, 2009). Comment expliquez-vous le formidable succès du "Manifeste du parti communiste" ?

Pierre Dardot et Christian Laval (1) : Ce succès est dû en grande partie au caractère performatif du texte, comme l'a bien montré le philosophe Jacques Derrida dans Spectres de Marx (1993) : le Manifeste, loin de constater une situation (la montée des révolutions), en appelle à un avenir qu'il accomplit lui-même par sa publication. Les communistes "opposent à la légende du spectre du communisme un manifeste du parti lui-même" et, ce faisant, font littéralement exister le communisme comme parti. Le "parti" dont il est question n'est pas la Ligue des communistes elle-même, qui n'en est qu'une incarnation éphémère, mais justement quelque chose qui n'existe pas encore, à savoir une association internationale de travailleurs agissant au grand jour.

Pourquoi Marx et Engels ont-ils choisi la forme du manifeste alors que prédominait à l'époque celle du "catéchisme révolutionnaire" ?

Le catéchisme est l'exposé d'une doctrine sous la forme de demandes et de réponses. Moses Hess, surnommé le "rabbin communiste", publie en 1844 un Catéchisme communiste par questions et réponses. On discutait alors beaucoup de divers projets de "profession de foi communiste". Lui-même auteur d'un contre-projet intitulé Principes du communisme, qui sacrifie encore à la forme des questions et des réponses, Engels suggéra à Marx dès novembre 1847 "de laisser tomber la forme catéchisme et d'appeler ça "Manifeste communiste"". A la différence du catéchisme, destiné à des cercles de propagande ou à des sociétés secrètes, le Manifeste se veut une proclamation "à la face du monde entier". Son titre initial, Manifeste du parti communiste, ne devient Manifeste communiste qu'à partir de l'édition allemande de 1872. Marx, qui proposa lui-même de dissoudre la Ligue des communistes en 1852, faisait très bien la différence entre "le parti compris dans le sens tout à fait éphémère" et le parti qui "naît partout spontanément du sol de la société moderne", c'est-à-dire de l'organisation spontanée du prolétariat en classe.

"Un spectre hante l'Europe : c'est le spectre du communisme"... La dramaturgie du texte, qui résume toute l'histoire mondiale par la lutte entre oppresseurs et opprimés, est saisissante. Pourquoi une telle mise en scène ?

Le Manifeste veut montrer que le communisme s'identifie au mouvement historique en cours, "le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses". D'où le tranchant des formules et le souffle qui le traverse. Il met en scène la "révolution en permanence" : la bourgeoisie a inauguré un bouleversement qui finira par la supprimer elle-même. Il noue et condense des idées de diverses provenances. L'idée de la lutte entre les classes est bien antérieure à 1848. C'est l'historiographie libérale qui, durant la Restauration, en a fait la clé des progrès de la civilisation européenne. Marx ne s'est jamais caché de cet emprunt à François Guizot ou à Augustin Thierry. L'idée du remplacement de l'antagonisme des classes et des nations par l'association universelle des travailleurs vient des disciples de Saint-Simon. Mais l'énergie qui porte tout le texte tient à l'objectif qu'il assigne au mouvement prolétarien : la suppression de la propriété privée et la destruction de l'Etat.

En quel sens les régimes qui se sont réclamés du "Manifeste" peuvent-ils être considérés comme communistes ? Dans quelle mesure les pays dits "marxistes-léninistes" ont-ils selon vous entaché le communisme ?

On serait tenté de répondre : en aucun sens. En effet, les moyens de production devinrent propriété de l'Etat, mais l'Etat devint la propriété privée du parti. Il y avait donc peut-être une propriété d'Etat, mais en aucun cas une "propriété commune". La seule chose "commune" était sans doute la misère et l'oppression, comme si s'incarnait là tragiquement ce que le jeune Marx avait appelé le communisme "grossier", celui qui institue la communauté en unique propriétaire privé et nie toute individualité. Si le "marxisme-léninisme" a "entaché" le communisme, c'est donc en parvenant à persuader que le "commun" se confondait avec ce qui était imposé par l'Etat. Cependant, on ne peut ignorer qu'il y a chez Marx lui-même une conception réductrice de la politique comme violence, notamment comme exercice de la coercition par le moyen de l'Etat, qui a pesé lourd jusque dans la pratique des régimes qui se sont réclamés de lui.

Après la chute du Mur de Berlin, il était d'usage de proclamer la mort de Marx. Or aujourd'hui, avec la crise économique, Marx revient. Comment expliquez-vous ce retour qui s'effectue aussi bien du côté des essayistes libéraux que des penseurs radicaux ?

Signe des temps, le marketing éditorial recycle les proscrits d'hier, Marx en tête. On célèbre en lui le prophète de la mondialisation, négligeant en cela sa critique implacable du capitalisme. Mais on peut aussi relire sérieusement Marx, non pour le "sauver" ou pour l'"actualiser", mais pour s'expliquer avec lui. On perdrait aussi quelques précieuses leçons politiques à l'ignorer ou à le contourner. La simplification de l'antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, idée que l'on a prise un peu vite pour une prédiction sociologique, relève plutôt de la polarisation des camps qui s'affrontent et du travail de composition des forces qui s'impose dans le combat. Cette polarisation requiert, comme Marx l'avait compris, un objectif stratégique, celui qui a tant manqué au chartisme anglais. Un tel objectif fait aujourd'hui cruellement défaut.

Quels sont les usages théoriques et politiques de Marx les plus féconds aujourd'hui ? Et en quel sens le communisme est-il une hypothèse, une idée à réactiver ?

Le plus fécond chez Marx, c'est l'idée que, loin d'être la simple projection d'une conscience ou d'une volonté, les pratiques ont leur logique propre qui fait que leur résultat échappe souvent au contrôle des acteurs eux-mêmes : les hommes font leur propre histoire, mais ils la font dans des circonstances données. Si l'on reste fidèle à ce "matérialisme des pratiques", on ne peut que s'interdire de faire du communisme une hypothèse indéterminée ou une idée éternelle indifférente aux contingences de l'Histoire réelle. Cette conception, notamment défendue par Alain Badiou et Slavoj Zizek aujourd'hui, nourrit un "marxisme d'invocation" qui, sous couvert d'un hommage purement rhétorique, en revient à un idéalisme à forte dimension religieuse.

De quoi le communisme est-il, selon vous, le nom ?

Il faut être prudent s'agissant de l'avenir d'un nom qui a désigné et désigne encore des pouvoirs d'Etat d'autant plus monstrueux qu'ils font régner l'exploitation capitaliste la plus féroce. S'il peut devenir de nouveau un mot de l'émancipation, c'est à la seule condition de défaire l'identification du "commun" à l'étatique, longtemps perpétuée par les partis "communistes". Le commun compris en ce sens ne désigne pas un "bien" dont on fait un usage commun (l'air, l'eau, ou l'information), il est d'abord et avant tout ce que des individus font exister par leurs pratiques lorsqu'ils mettent en commun leur intelligence, et ce qu'ils défendent contre toute tentative de privatisation et de mise en marché. "Communisme" doit donc faire entendre l'idée que l'émancipation ne peut procéder que des pratiques de "mise en commun".

Pierre Dardot est philosophe ; Christian Laval est sociologue.

(1) Christian Laval vient aussi de publier Marx au combat (Thierry Magnier, 150 p., 8,90 €.).

Propos recueillis par Nicolas Truong