Publié le Samedi 2 mars 2019 à 09h43.

Leur école et la nôtre

 

L'Éducation nationale est attaquée de tous les côtés : Parcoursup ; augmentation des frais d'inscription ; réformes du lycée, du bac, de la voie professionnelle et du collège ; évolution de l'éducation prioritaire, impératifs des méthodes d'enseignements (lecture) ; réforme de la formation des enseignantes et enseignants...  Face à ce rouleau compresseur et à l'heure des révoltes enseignantes « Stylos Rouges », lycéennes et étudiantes, il nous semble important de comprendre les logiques globales de ces évolutions et de réfléchir collectivement au rôle de l'école dans les sociétés modernes. Dans ce cadre, Il est central, pour les anticapitalistes, de se poser la question des moyens d'émancipation des jeunes et les formes que pourraient prendre l'enseignement dans la société que nous voulons construire. Dossier réalisé par Raphaël Greggan, sur la base d’une intervention publique à Paris le 30 janvier dernier. 

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L’école au service de la reproduction sociale

Historiquement, l’école, c’est-à-dire ce qu’on enseigne et à qui on l’enseigne, est liée à la société que le gouvernement veut construire. Il n’y a pas eu d’âge d’or de l’éducation. Aperçu non exhaustif de ses grandes évolutions. 

Des sociétés féodales au capitalisme naissant

Pour les sociétés féodales, l’éducation est laissée aux prêtres, qui vont créer des universités (La Sorbonne, vers 1200), où ils enseignent la théologie. Elles ne concernent qu’une (toute petite) élite. À la fin du 18e siècle (autour de la Révolution française), vont se créer les grandes écoles (Mines & Ponts sous Louis XVI, ENS et école polytechnique en 1794 – cette dernière est militarisée en 1804 par Napoléon) qui correspondent aux besoins de l’État d’avoir un petit nombre d’ingénieurs et de savants pour moderniser la France.

La loi Guizot de 1833 (sous la monarchie de Juillet) est la première loi sur l’instruction publique pour touTEs (qui n’est ni gratuite, ni obligatoire). Dans les communes rurales, l’enseignement est assuré par les prêtres. Elle va permettre l’alphabétisation de la population : en 1848, les deux tiers des conscrits sont alphabétisés ; en 1870, l’analphabétisme est quasiment vaincu en France.

L’école de Jules Ferry est une supercherie

Sous la IIIe république, l’école obligatoire (le primaire) permet d’occuper une jeunesse « oisive ». Avant la loi sur l’école obligatoire (1881), il y a eu la loi de 1851 sur la durée quotidienne du travail des enfants de moins de 14 ans à 8h et à 12h pour les enfants de 14 ans à 16 ans. La loi de 1874 impose l’âge minimum de 12 ans pour travailler (et 16 ans pour le travail de nuit).

Les lois Ferry ne sont pas un choix « généreux » de la bourgeoisie de la fin du 19e siècle. Il s’agit de lutter contre deux adversaires politiques différents distincts : d’une part le clergé, qui a la charge de l’école pour le peuple (rendu obligatoire par la loi Guizot) et l’émergence d’école populaires, dans les bourses du travail et à l’extérieur (orphelinat de Cempuis). Jules Ferry défend ainsi l’école publique, gratuite et obligatoire en ces termes en 1879 : « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. […] Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être  d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 28 mai 1871 [la commune  de Paris]. »

Si l’école obligatoire (1881) s’impose à tous les jeunes, elle est en réalité divisée entre l’école élémentaire, jusqu’à 10 ans, gratuite, et le petit lycée, payant donc réservé à ceux qui en ont les moyens. On estime ainsi que 1,8% d’une génération des garçons son bac en 1900 et 5,6% en 1940. Pour les femmes, la proportion est de 3,7% en 1940. Autant dire que l’école de Jules Ferry n’est pas un modèle de réussite populaire.

Moderniser la France par son école

Dans les années 1960, il s’agit de moderniser le pays. Là encore, l’école est un moyen pour arriver à élever rapidement le niveau de qualification moyen.

Le recentrage de la politique du PS au milieu des années 1980 s’est accompagné d’une politique de lien entre l’école et le patronat (création des bac pro en 1985) et un profond mépris des classes populaires : il serait devenu impossible (ou presque) d’enseigner aux enfants des classes populaires (la « crise de l’école »). Il faut revenir aux fondamentaux : retour des cours d’éducation civique (abandonnés en 1969), apprentissage de la Marseillaise…

En 1999, le processus de Bologne avait comme objectif la construction d’un espace européen de la connaissance. Dans ce cadre, des éléments super-étatiques internationaux présidaient à des orientations générales nationales, même si les moyens et les rythmes pour arriver à des objectifs similaires vont dépendre de chaque pays. 

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Les réformes actuelles

Les réformes actuelles sont liées à un bouleversement des rapports de forces internationaux et d’une crise économique majeure. Contrairement aux « 30 glorieuses », il ne s’agit pas de remodeler le marché du travail dans le cadre d’une phase de progrès économique mais de le remodeler dans une phase de recul où il faut tout optimiser.

Privatisation de l’école

La privatisation concerne uniquement les secteurs faciles à externaliser de l’éducation (car individuel) et potentiellement rentables. Par exemple l’aide à domicile (aux devoirs) a été privatisée ainsi, Acadomia a dégagé un million d’euro de bénéfice en 2014. ParcourSup et la destructions des CO-Psy, ont ouvert un nouveau marché : celui de l’orientation scolaire. 

Généralisation de la sélection 

En France, ce processus est lié à une ségrégation territoriale. L’objectif est une diminution du coût de la main d’œuvre qualifiée et une optimisation des coûts de formation (interdiction de redoubler).

De réforme en réforme, les inégalités territoriales d’éducation n’ont jamais été résolues (au pire, elles ont été sanctuarisées avec l’éducation prioritaire). Elles n’ont fait que s’accroitre avec la « nouvelle » carte de l’éducation prioritaire. Elles sont systématisées avec le bac Blanquer, qui laisse 40% du bac en contrôle continu (ce qui donne d’autant plus de poids au lycée d’origine). Surtout, les enseignements de spécialité ne seront pas les mêmes d’un lycée à l’autre. Il est évident que le lycée d’origine avait déjà une influence sur les choix possibles d’orientation dans le supérieur. La sélection existait déjà dans toutes les filières non-universitaires (classes prépas, IUT, BTS). Mais ce qui est nouveau, c’est la généralisation à tous de ces inégalités territoriales et scolaires : chaque jeune est assigné à une place scolaire en fonction de son milieu social (et territorial). Cela sera d’autant plus renforcé par l’augmentation des frais d’inscription.

« Dégraissage du mammouth » 

La saignée se poursuit, avec les suppressions de postes (encore 2400 cette année), c’est-à-dire une diminution des dépenses structurelles de l’État. Cela va se renforcer avec la réforme du lycée, dont le SNES prévoit qu’elle entrainera la disparition de 10% des postes en lycée.

Cette augmentation de la productivité des enseignantEs est rendue possible par des nouvelles politiques de management (pression des hiérarchies locales sur les résultats, gestion des personnels au plus près – embauche, licenciements).

Si l’ensemble des réformes s’inscrivent toutes dans la continuité des gouvernements précédents, elles sont aussi un saut qualitatif : la fin du contrat tacite « Mes enfants auront une meilleure place sociale que moi, grâce à l’école ». Nous pouvons affirmer une chose : ce gouvernement ne veut pas détruire l’école, mais privatiser ce qui peut être rentable et faire correspondre la formation initiale avec les intérêts immédiats du patronat. 

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L’école est-elle un ascenseur social ?

Assez régulièrement, on entend que l’école permet l’ascension sociale. La réalité est inverse. Il est certain que, la proportion d’une classe d’âge qui a le bac passe de 5,1% en 1950 à  65% en 2010 pour être autour de 78% aujourd’hui. Mais… 

Reproduction sociale

Ces chiffres recoupent une réalité sociale différente. En 2011, le ministère de l’Éducation nationale montre que 85% des jeunes dont le père est cadre ont le bac ; alors que les jeunes dont le père est ouvrier ou employé ne sont que 53% a avoir le bac.

Le ministère de l’éducation nationale montre que les inégalités sociales sont reproduites pour tous les diplômes (voir graphique) : près de deux CAP sur cinq sont décernés à des enfants d’ouvriers, alors plus d’un élève de l’ENS sur deux est enfant de cadre. Et si 10% des étudiants à l’université ont des parents ouvriers, en réalité la proportion est plus importante en licence qu’en doctorat. Bref, l’école actuelle reproduit les classes sociales.

Évolution des classes sociales

Mais il est insuffisant de ne regarder que l’augmentation du nombre de diplômé, sans regarder l’évolution de la société et des classes sociales. En 1950, la France est, comparativement aux autres superpuissances impérialistes, un pays très en retard sur le plan économique et industriel. La transformation économique de la France va se faire à marche forcée. Ce qui entraine une évolution des classes sociales. Entre 1960 et aujourd’hui le nombre d’ouvrier est passé de 37% à 22%, le nombre d’agriculteur de 10% à 1%, tandis que le nombre de cadre, de professions intermédiaires et d’employé explosait.

Pour pouvoir parler d’ascenseur social, il faut regarder les inégalités entre les classes. Et c’est là où le bas blesse. Parmi les ouvriers et employés, sil s’est créé un clivage grandissant entre l’emploi qualifié et non-qualifié. L'évolution de la structure des emplois depuis une trentaine d'années montre qu’en proportion les emplois très qualifiés ont fortement progressé, mais c'est aussi le cas des emplois les moins qualifiés des services (type Uber).

Individuellement, un enfant d’agriculteur en 1950 peut devenir employé et avoir l’impression de s’élever socialement. Mais un « employé de bureau » en 1950 jouit d’un salaire et d’une représentation sociale qui n’a rien à voir avec un « auto-entrepreneur » aujourd’hui. Les enseignantEs ne sont pas à l’écart à ce déclassement. Si, dans les années 1950, il suffisait du bac pour commencer une formation (rémunérée) d’instituteur, il faut maintenant bac+5 pour devenir professeur.

En réalité, c’est toute la société qui est bouleversée, toute l’organisation de la production et donc la ventilation des travailleurs dans les différents secteurs économiques qui a changée depuis 1945. C’est à ce titre qu’on ne peut pas parler d’ascenseur social par l’école.

En dernière analyse, l’école fait partie de la superstructure (institutions, loi, philosophie de la pensée, morale…) au sens marxiste du terme. Historiquement, sa forme (à qui elle enseigne, ce qu’elle enseigne) est déterminée par l’infrastructure (les conditions de production, les forces productives et les rapports de production), c’est à dire les intérêts des capitalistes et de l’État. Et donc, dans le même temps, elle contribue à maintenir l’ordre social global (rapport de production, idéologie).

La reproduction des classes sociales est un phénomène incontournable, tout y concoure : la disponibilité d’esprit, le capital culturel d’origine, l’argent disponible, l’espace disponible, la représentation que se font les élèves de leur futur… Ces déterminismes sociaux sont impossibles à contrecarrer par le seul moyen de l’école. Bien sûr, il existe des individus issus des classes populaires qui vont se retrouver aux plus hauts postes dans l’appareil d’État. Mais ces réussites individuelles sont vouées à rester minoritaires.

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Que faire avec l’école ?

Pour les enseignants anticapitalistes, cette analyse de l’école a une série de conséquences. Bien sûr, l’école communiste n’est pas possible dans la société actuelle. C’est pourquoi notre vision de l’école dans une autre société est essentiellement une série de pistes. 

Fondamentalement, nous sommes contre la séparation entre l’école et la société. Dans le sens où nous sommes contre un lieu séparé de la société et du travail, où l’on se tait pour apprendre « des leçon de choses » au forceps, sans avoir aucune réflexion dessus.

Le terrain syndical

Nous nous battons au quotidien pour l’amélioration de nos conditions de travail et l’amélioration des conditions d’études des jeunes. Nous sommes contre les classes surchargées ;  pour des locaux décents, rénovés ; pour une augmentation de nos salaires et une diminution de notre temps de travail, de manière à pouvoir nous concentrer pleinement à notre travail. 

Nous sommes de toutes les luttes contre les inégalités, de l’expulsion d’un sans-papier aux combats féministes ou LGBTI.

Bien sûr, nous sommes ceux et celles qui construisent les luttes contre les réformes actuelles et, dans ces luttes, défendent l’extension et la généralisation de la grève, dès que c’est possible.

Le terrain politique 

Nous sommes pour en finir avec cette société. Dans ce combat, l’État n’est pas « au-dessus de la mêlée », mais au contraire, il est au service de la classe dominante et sert ses intérêts propres.

Nous ne sommes pas pour la destruction de toute forme d’enseignement. Nous pensons que les actions collectives (manifestations, grèves, AG…) permettent de progresser et d’apprendre touTEs ensemble. C’est dans les formes spécifiques de chaque lutte, décidées collectivement, que le niveau de conscience va augmenter ; que l’auto-organisation va se mettre en place ; bref dans les luttes émerge l’embryon de la société que nous voulons. Cependant, nous apportons (de l’extérieur de la lutte, parce que nous sommes organisés) nos expériences passés, nos conseils, notre savoir-faire, etc. Dans le même temps, nous apprenons des formes de lutte concrètes. C’est exactement cette même dynamique que nous essayons de mettre en place dans nos classes.

Le terrain pédagogique 

Nous portons un projet de société émancipateur, débarrassé des oppressions pour toutes et tous, y compris l’oppression de la jeunesse. Sans croire « au socialisme dans une seule classe », nous essayons de développer des outils et des méthodes. Nous organisons une éducation populaire, qui explicite le monde et l'organisation des oppressions, dans l'ensemble des domaines disciplinaires. Parce que nous sommes matérialistes, nous ne pensons pas que ce sont les rêves qui créent l’action, mais au contraire que l’action crée les rêves. Même si bien sûr il y a un lien entre l’un et l’autre.

À l’image de ce que disait Freinet : « On prépare la démocratie de demain par la démocratie à l’école. Un régime autoritaire à l’école ne saurait être formateur de citoyens et de démocrates. »

Des « pédagogues rouges » ? 

Les révolutionnaires espagnols de 1936 déclaraient, au sein du Conseil de l’école nouvelle unifiée : « De la même manière que nous considérons comme nuisible que la vieille école enseigne à l’enfant à crier : "Vive le roi ! ", "Vive la République !", nous pensons qu’il est également néfaste de lui apprendre à crier : "Vive Marx ou Bakounine !", "Vive la Révolution !" [L’école nouvelle] fait exception à la règle qui veut que chaque secte, chaque parti dans le cours de l’histoire n’a rien fait que modeler l’esprit de l’enfant selon ses normes et ses dogmes. Quand [l’enfant] sera grand, il aura nos idées, si celles-ci sont les meilleures ou bien il ira plus loin, si elles sont fausses ou mesquines ».

C’est cette vision de l’éducation que nous essayons de transmettre à tous les jeunes. Nous ne saurions enseigner un panthéon révolutionnaire, en remplaçant Napoléon ou de Gaulle par Louise Michel ou Che Guevarra.

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Pour une école émancipatrice

Nous sommes pour une pédagogie qui permet à chacun d'avancer dans un parcours singulier, mêlant ses propres aspirations, des expériences diverses du monde, avec la transmission des connaissances, des savoir-faire et de la culture générale. C’est d’ailleurs ce qui est essentiel pour nous : chaque jeune doit prendre plaisir à apprendre. C’est en fait la meilleure façon d’apprendre. Pour cela, chaque jeune doit découvrir par lui-même. L’enseignantE doit aider à dégager les motivations profondes, propose des perspectives et suscite l’initiative et la responsabilité. 

Il ne s’agit pas d’une école laxiste. Mais une école qui définit collectivement les règles d’expression, de décision, sans a priori sur les places des unsE ou des autres. C’est une école qui sera « supérieurement organisée. Ce qui aura disparu c’est cette discipline extérieure et formelle sans laquelle l’école actuelle ne serait que chaos et néant » (Freinet).

Nous sommes pour une pédagogie qui « prend son temps », le temps nécessaire pour la l‘épanouissement de touTEs. Ce n’est pas une éducation de la facilité (qui nierait la difficulté). Face à cette dernière, nous sommes pour la coopération et l'empathie. Non seulement parce qu'elles aident aux apprentissages, qui ne peuvent avoir lieu que dans un cadre rassurant, mais parce que ce sont des valeurs qui sont au centre de la société que nous voulons construire.

Bien sûr, le service public d’éducation ne pourra pas, à lui seul, résoudre les problèmes relevant des inégalités sociales. Il sera nécessaire d’assurer la gratuité des soins, de l’éducation et des transports ; de réquisitionner les logements vides et de construire massivement des logements ; de développer les transports collectifs ; d’interdire les licenciements, d’augmenter les salaires et d’assurer une allocation d’autonomie pour touTEs les jeunes...

- Du point de vue des contenus, nous refusons la division des filières et des voies, de manière à assurer l’émancipation de touTEs les jeunes, par une véritable formation pluridisciplinaire et polytechnique et dès la maternelle, jusqu'à l'Université. Une formation culturelle, qui outillera les élèves sur l'origine de la construction des savoirs.

- Nous défendons une éducation sans concurrence, sans note et sans classement. Pour que les élèves puissent vraiment choisir une formation professionnelle qui leur correspond, il faut d’abord qu’ils aient le même accès à une culture commune. Cela nécessite la réorganisation démocratique des enseignements et des programmes.

Notre vision de l’école et de ses buts correspond à notre projet d’une autre société, basée sur l’égalité, la justice et le travail de touTEs.