Publié le Samedi 7 novembre 2009 à 14h16.

Les abolitionnistes à l’épreuve de la prostitution (par Julie Sarrazin, Anne Lafran)

On distingue généralement trois positions à l’égard de la prostitution, le prohibitionnisme, le règlementarisme et l’abolitionnisme, mais qui ne peuvent résumer les différentes sensibilités sur cette question. Deux positions sont apparues au cours de la réunion nationale Intervention féministe du NPA des 13 et 14 juin. Leurs divergences théoriques ne doivent pas cacher le fait qu’elles se recoupent au moins sur un point essentiel : la lutte contre la répression dont sont victimes les prostituées.

Avec l’arrivée de la droite au pouvoir en 2002, la question de la prostitution en France a ressurgi sur le devant de la scène publique et s’est re-politisée. L’article 50 de la loi de sécurité intérieure (LSI) votée le 18 mars 2003, pénalisant le racolage passif, a déclenché des débats houleux en particulier à gauche entre un grand nombre de féministes, ravivant les divisions entre abolitionnistes et non-abolitionnistes. Force est de constater, six ans plus tard, que le débat s’est tu, que les rues de nos villes ont été « nettoyées » et que la situation des prostituées s’est altérée de façon alarmante. L’article 50 de la LSI a en effet accentué la répression contre les prostituées, dégradé de fait leurs conditions de travail et permis l’expulsion accrue de nombre d’entre elles. Pour échapper à l’accusation de racolage, celles-ci se sont retranchées dans la clandestinité, accentuant le proxénétisme, l’exploitation et l’isolement. Criminalisées et stigmatisées, elles sont encore plus victimes de violence qu’avant. Invisibles, elles ont fini par disparaître de nos rues comme du débat public.

Si, face aux violences exercées sur les prostituées, l’abolitionnisme peut apparaître comme une position légitime, il n’en est pas moins déconnectés de la réalité et pose des problèmes majeurs.

Certes une partie des prostituées sont victimes de trafics humains inacceptables ; en ce cas, elles sont victimes d’esclavage. Mais ne considérer que cet aspect, c’est aussi négliger une réalité plus complexe de l’univers prostitutionnel et de la condition prostituée : celles (et ceux) pour qui c’est une stratégie de migration pour fuir un pays, une situation économique déplorable et/ou un carcan familial ; celles qui pratiquent cette activité de manière indépendante, plutôt que d’autres activités moins lucratives et plus contraignantes, ou encore celles qui ont choisi cette profession et qui l’assument pleinement…

Certes, un grand nombre d’entre elles cumule les marqueurs discriminants : elles sont femmes, elles sont pauvres, elles sont immigrées. Ces caractéristiques sont également celles d’autres secteurs d’activités tels que la grande distribution, les services d’aide à la personne, le nettoyage... Le NPA et les féministes doivent combattre cette oppression spécifique des femmes et lutter pour leur accès à la protection sociale et la sécurité sans pour autant demander l’abolition de ces professions.

En s’attaquant à la prostitution comme système, en la définissant comme oppression de genre en soi, l’abolitionnisme stigmatise les prostituées et ne met pas la priorité sur l’urgence sociale que sont leurs conditions de vie et de travail, se contentant finalement d’un « laisser faire », par refus de pragmatisme. Tant qu’aucune politique ne sera mise en œuvre pour faire disparaître les conditions qui poussent à se prostituer, ni pour offrir des alternatives crédibles à celles qui se prostituent, la position abolitionniste ne sera que pure hypocrisie.

Par ailleurs, cette position est contre-productive car elle coupe les militants de celles-là mêmes qu’ils devraient défendre et aux côtés desquelles ils devraient lutter.

En refusant de prendre en compte la parole et les luttes des prostituées, leur effort d’organisation de ces dernières années (création du Strass1 en 2009) et leur activisme (racolage devant Matignon), en se coupant des associations de terrain et des collectifs de prostituées (Cabiria, Grisélidis, le Bus des femmes, Femmes publiques etc.), une partie des féministes ont préféré une position de principe (partagée avec les catholiques !) à l’exercice de la solidarité. Notre parti doit sortir de cette impasse et « être aux côtés des victimes, des exploitées et des luttes », ce qui veut dire être aux côtés des prostituées dans le respect de leur parole et de leur forme d’action, et non se substituer à elles dans une dérive compassionnelle et moralisatrice. L’abolitionnisme est donc une position qui divise le mouvement féministe, notamment parce qu’elle différencie, hiérarchise voire oppose les oppressions dont sont victimes les femmes. Cette division est une erreur d’analyse et une erreur stratégique qui entrave une prise de conscience collective et le développement d’une solidarité entre toutes les femmes. Or, nous devons lutter ensemble si nous voulons abolir les systèmes d’oppression patriarcal/hétérosexuel, capitaliste et raciste qui sont à la base de l’exploitation et du maintien des femmes dans la dépendance économique, sociale et sexuelle par rapport aux hommes.

Bien sûr des questions de fond demeurent : la prostitution peut-elle être considérée comme un métier à part entière ? Se prostituer peut-il être un « choix » ? Existe-t-il un véritable « consentement » ? Les premières concernées répondent elles-mêmes que la prostitution n’est pas un métier comme les autres d’abord parce qu’il est stigmatisé. Mais de fait, cette activité existe et quand elle est consentie, quelle est alors la légitimité de juger de la « liberté de se prostituer » ? L’argument de l’aliénation, particulièrement infantilisant, et de la marchandisation sont valables pour tout autre travail, voire tout autre condition. « La liberté de disposer de son corps » implique aussi, pour celles qui se définissent comme « travailleuses du sexe », de vendre des services sexuels comme on vend sa force de travail.

à moins de poser comme postulat que le sexe serait une activité à part et sacrée, parce qu’il touche à l’intimité… Si on essaie de comprendre le phénomène prostitutionnel de manière plus globale, il faut s’intéresser au rapport inégal entre les hommes et les femmes, notamment dans la sexualité. On peut en conclure que la prostitution n’est qu’une des manifestations du système patriarcal et hétéro-sexuel qui pousse la majorité des femmes à avoir recours à des échanges économico-sexuels, le mariage en étant la plus courante et la plus dévastatrice illustration dans notre société.

On voit bien que le débat est loin d’être clos et que les désaccords risquent de perdurer longtemps sur ces questions qui touchent autant à l’oppression qu’à la norme. C’est pourquoi une démarche pragmatique doit être de 
rigueur.

La commission Femmes de la LCR s’est toujours revendiquée abolitionniste ; la construction du NPA est une occasion pour repenser la question. La première réunion nationale d’Intervention féministe des 13 et 14 juin derniers a d’ailleurs ouvert la possibilité d’un consensus ou du moins de convergences en faveur des droits et d’une nouvelle approche des luttes aux côtés des prostituées. Un parti politique, le NPA en particulier, ne doit pas choisir à la place des personnes concernées si la prostitution est une violence, une activité, un métier « particulier » ou un métier comme un autre. A fortiori, il ne peut pas se positionner contre les prostituées en lutte ni contribuer à leur isolement au sein des mouvements sociaux. Mais il doit lutter contre toute forme de répression et de stigmatisation des prostituées et contre l’expulsion des prostituées migrantes. Il est nécessaire de soutenir les mouvements des travailleuses du sexe et le Strass, dans leur lutte contre la LSI, pour l’accès aux droits fondamentaux et à la protection sociale et, pour la reconnaissance de leur existence. Il faut également dénoncer l’instrumentalisation des droits des femmes à des fins racistes et répressives. Enfin, le NPA doit lutter contre toutes les formes d’exploitation des femmes, contre le proxénétisme et contre le trafic des êtres humains (à des fins d’exploitation sexuelle ou non), tout en condamnant les lois actuelles qui aggravent les conditions de vie et de travail des prostituées et qui les criminalisent.

Demain, plus rien ne sera à vendre et une autre sexualité sera sans doute possible, mais aujourd’hui, la lutte féministe passe par la reconnaissance et l’expression claire d’une solidarité avec les prostituées.

1.Syndicat du TRAvail Sexuel

Bibliographie indicative

Conférence européenne du travail du sexe, Bruxelles, 2005, Déclaration des droits des travailleuSEs du sexe en Europe

Deschamps, Catherine, et Souyris, Anne, Femmes publiques, Paris, (ed. Amsterdam), 2008

Guillemaut, Françoise, (dir.), Femmes et migrations en Europe, Stratégies et empowerment (2 volumes) Le Dragon Lune, (Cabiria Editions)

Mattieu, Lilian, La condition prostituée, Paris, 2007 (Textuel)

Pheterson, Gail, Le prisme de la prostitution, Bibliothèque du féminisme, 2001 (L’Harmattan)