Publié le Dimanche 12 mai 2013 à 08h22.

Autogestion, contrôle ouvrier, expropriation

Par Hosea Hudson

L’effondrement de l’économie grecque pousse aujourd’hui les travailleurs de plusieurs entreprises à reprendre en main la production, comme récemment à l’usine céramique VIO.ME. Des formes de contestation directe du pouvoir patronal dans les entreprises sont apparues dans toutes les périodes de crise et de luttes d’ampleur, sur tous les continents…

L’un des exemples les plus impressionnants est la révolution espagnole de 1936-1939 : en quelques jours, non seulement les travailleurs de l’Etat espagnol parvenaient à repousser le coup d’Etat militaire, mais ils engageaient un processus très radical de collectivisation des entreprises et des terres.
A Barcelone, deux jours après le soulèvement, les services publics étaient remis en route par les travailleurs : trains, autobus, métro mais aussi gaz et électricité fonctionnaient normalement. Dans la foulée du soulèvement, Barcelone vit quinze jours sans argent, sur la base des réquisitions et des bons distribués par le Comité de ravitaillement, qui assurait l’approvisionnement des hôpitaux et des restaurants populaires : il nourrit jusqu’à 120 000 personnes par jour.
Mais coordonner l’activité d’entreprises collectivisées est tout sauf spontané. Le gouvernement bourgeois de Madrid détenait les banques, le crédit et le commerce extérieur et ne faisait rien pour le secteur collectivisé. « Dans une usine qui possédait, à la veille de la révolution, des stocks importants et des réserves monétaires, le travail se poursuit normalement, avec les salaires augmentés. Mais une usine en déficit ou démunie de stocks au moment de l’insurrection ne peut ni fonctionner normalement, ni assurer le paiement des salaires. Certaines entreprises vivront simplement en dépensant petit à petit leurs réserves financières. Il y aura des entreprises riches et des entreprises pauvres. »1 Mais la révolution espagnole sera étranglée avant d’avoir pu prouver la supériorité de la collectivisation sur l’organisation capitaliste de la production.

Les « entreprises récupérées » en Argentine
Le mouvement des « entreprises récupérées » incarne à la fois le potentiel et les limites de « l’autogestion » sans prise du pouvoir central par les travailleurs. Lors de la grande crise de 2001, des millions de manifestants ont chassé cinq gouvernements en quelques jours. Une série de patrons ont abandonné leurs usines. Près de 200 d’entre elles furent alors occupées puis remises en fonctionnement par leurs travailleurs. Les usines Bruckman (textile) ou Zanon (céramique), fer de lance du mouvement, réussirent à gagner un large soutien populaire. Aujourd’hui, plusieurs dizaines d’entreprises continuent à fonctionner sans patrons.
Cependant, à partir du moment où la classe dirigeante argentine réussit à reprendre le contrôle de la situation (les luttes commencèrent à décliner en 2002 et Kirchner fut élu en 2003), le mouvement des entreprises récupérées s’est fracturé, une aile cherchant à constituer des coopératives (les ouvriers s’associent pour être reconnus propriétaires légitimes de l’entreprise), et une autre exigeant l’étatisation sous contrôle ouvrier sans indemnités pour les anciens propriétaires.
C’est la situation de crise profonde du capitalisme argentin qui avait permis d’ouvrir une brèche pour les « récupérations » en dehors de tout cadre légal. Mais une fois le capitalisme argentin restabilisé, l’Etat a commencé par réprimer le secteur le plus combatif : les ouvrières de Bruckman furent expulsées trois fois de suite, elles réoccupèrent à deux reprises l’usine grâce au soutien populaire, mais suite à la troisième expulsion, tous les environs furent occupés par la police avec interdiction de circuler excepté pour les habitants du quartier… pendant neuf mois !
Dans le même temps, le nouveau gouvernement forçait l’ensemble des entreprises récupérées à se constituer en coopératives et à payer des indemnités aux anciens propriétaires. Il conditionnait la reconnaissance de la légitimité de l’expropriation (toujours précaire juridiquement) et l’obtention de subsides à la remise en place d’un fonctionnement hiérarchique : une partie seulement des salariés bénéficient de formation à la gestion, un conseil d’administration doit être crée pour prendre les décisions à la place des assemblées générales…
Tant que l’Etat bourgeois est debout, la classe dirigeante a la possibilité de réprimer le mouvement entreprise par entreprise. Et tant que le cadre de l’économie capitaliste n’est pas brisé à l’échelle nationale, les « îlots » autogérés restent isolés et finissent par se faire étouffer.

Auto-organisation et extension
Mais cela ne signifie pas qu’une transformation révolutionnaire globale serait un préalable à tout essai de prise de contrôle de la production par les travailleurs. Notre objectif n’est pas seulement que chacun sache faire tourner sa boîte, mais que les salariés deviennent capables de ne plus être des exécutants passifs et de prendre part activement à la direction des affaires économiques et politiques à tous les niveaux. Il s’agit donc de mettre en place des formes de prise de contrôle qui ne soient pas fragmentées entreprise par entreprise, mais à la fois ancrées localement et globales.
La première piste, c’est développer l’extension des grèves et mobilisations ainsi que leur auto-organisation. Paradoxalement, pour un groupe de travailleurs, devenir propriétaires de leur propre entreprise finit par restreindre leurs possibilités et par les dessaisir de leur destin : quel qu’en soit le propriétaire (un patron privé, l’Etat ou les ouvriers organisés en coopérative), ce qui se passe dans une entreprise ne dépend pas que des décisions du ou des dirigeants, mais aussi du fonctionnement d’ensemble du marché.
Les objectifs stratégiques dans une lutte sont pour nous l’auto-organisation et l’extension maximale. C’est ce qui donne aux travailleurs à la fois le maximum de force et, en cas de crise majeure, la possibilité de déstabiliser le fonctionnement d’ensemble de l’économie capitaliste.  C’est aussi ce qui leur garantit la maîtrise de leur propre mouvement… y compris la possibilité de recourir à la prise en main de l’outil de travail.
A partir du moment où une grève commence à se généraliser, ou du moins à avoir un impact sur la scène politique, des expériences même partielles d’utilisation de l’outil de travail peuvent avoir un impact positif pour le développement de la lutte et ouvrir la voie à l’idée qu’une appropriation collective des moyens de production est possible et souhaitable. Pensons aux mouvements  des « Robins des Bois » (grévistes d’EDF) qui, lors de leurs grèves de 2004 notamment, ont rétabli le courant à des foyers pauvres qui n’arrivaient plus à payer leurs factures et l’ont coupé au président du Medef et aux ministres ! Ce type de remise en route (partielle) de l’outil de production par les salariés permet d’accroître la popularité du mouvement, tend à l’étendre bien plus qu’à l’isoler. Alors que s’ils se concentrent sur leur seule survie dans un environnement capitaliste hostile, les travailleurs qui gèrent eux-mêmes leur entreprise risquent d’épuiser leur énergie dans un combat inégal.

Le « contrôle ouvrier », un mot d’ordre à remettre au goût du jour
Les aides massives aux banques depuis 2009 ont rendu audible la revendication de la « saisie » des banques, de leur expropriation et de leur mise sous contrôle de la population et des salariés. Les fermetures de sites, les plans massifs de suppressions d’emplois rendent audible l’idée d’une interdiction des licenciements. Et après tout, interdire les licenciements, cela revient à introduire un droit de veto des salariés sur les suppressions d’emploi : c’est ce droit de veto que nous appelons « contrôle ouvrier ».
La gestion ouvrière signifie quant à elle qu’il n’y a plus de patron, que les travailleurs sont le seul « pouvoir » dans l’usine. L’autogestion a tendance à paraître utopique pour la masse des travailleurs. Elle ne peut devenir réalisable dans l’immédiat qu’à une échelle réduite, donc sans remise en cause d’ensemble de l’économie capitaliste et de l’Etat. Ce qui conduit la plupart du temps à un isolement et à un étranglement des expériences « autogestionnaires » ou à leur dégénérescence… même si évidemment elles nous apportent de précieux enseignements.
L’idée d’un contrôle ouvrier implique une « dualité de pouvoir » dans l’entreprise, un contrôle des salariés sur les décisions prises par le patron. Dans ce cadre, les salariés refusent toute prise de responsabilité dans les choix des patrons. A l’opposé, toute « cogestion », toute association des représentants des travailleurs  aux prises de décision dans le cadre du respect de la propriété capitaliste ne peut amener qu’à accepter les suppressions d’emploi et les baisses de salaire au nom de la « compétitivité ».
Les débats autour de la nationalisation d’Arcelor ouvrent une fenêtre aux militants révolutionnaires pour (re)commencer à populariser le thème du contrôle ouvrier. SI les travailleurs sont familiarisés avec l’idée qu’ils peuvent et doivent avoir un droit de contrôle sur la marche des entreprises, si certains conflits emblématiques mettent partiellement en application le mot d’ordre de « contrôle ouvrier », si des organes d’auto-organisation apparaissent et se généralisent, alors l’appropriation collective des moyens de production par les travailleurs eux-mêmes devient possible dans le cadre d’un mouvement d’ensemble.