Publié le Dimanche 28 juillet 2013 à 21h08.

La Chine dans un monde multipolaire

En très peu de temps, l’impressionnant développement économique chinois a transformé le pays et entraîné des changements significatifs à l’échelle mondiale. Jusqu’à quand se maintiendra-t-il, alors que les contradictions internes et externes s’accumulent ?

Parler de la puissance de la Chine est devenu un lieu commun tant les relations internationales sont aujourd’hui affectées par son influence. La difficulté réside dans l’évaluation de cette puissance car l’opacité du système politique et la confiance relative que l’on peut accorder aux statistiques chinoises incitent à la prudence. Un certain nombre de faits sont néanmoins établis et nous obligent à repenser notre compréhension du monde. 

 

Un développement accéléré sans précédent historique…

La Chine est devenue la deuxième puissance économique du monde selon le critère du produit intérieur brut (PIB) qui sert à mesurer l’activité économique d’un pays. En dollars courants, son PIB a dépassé celui du Japon en 2010 et atteint en 2012 à peu près la moitié de celui des États-Unis. Le PIB de la Chine représente aussi deux fois et demi celui de l’Allemagne et trois fois celui de la France. La progression depuis vingt ans a été fulgurante et elle est sans précédent historique pour un pays de cette dimension.

Certes, le PIB par habitant, qui mesure de façon grossière mais simple le niveau de vie moyen d’un pays, donne une image plus modeste des progrès de la Chine. En 2000, il était d’usage de rappeler que le PIB par habitant de la Chine représentait entre la moitié et les trois quarts de celui de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie pour souligner que la Chine était encore un pays du tiers-monde et minimiser la portée de son développement.

En 2012, il dépasse de peu celui de l’Algérie, atteint le double de celui du Maroc et une fois et demi celui de la Tunisie. À nouveau, la rapidité du phénomène bouleverse les connaissances établies. Certes, le niveau de vie moyen de la Chine ne représente que 12 % de celui des États-Unis et 15 % de celui de la France. Mais s’en tenir à cette vision globale conduirait à occulter un phénomène primordial : l’accroissement très rapide des inégalités de revenus. Celui-ci a aussi fait apparaître ce que l’on appellera par commodité de langage une « classe moyenne » d’environ 370 millions d’individus1. La majorité d’entre eux vivent dans les provinces côtières dont la croissance économique est la plus rapide. On verra ci-dessous que, si les inégalités sont un facteur de mécontentement, le développement de cette « classe moyenne» est un atout pour le capitalisme bureaucratique chinois2.

La Chine est déjà considérée comme « l’atelier du monde ». Elle en est aussi le centre commercial3. La Chine est devenue le premier acheteur d’un très grand nombre de matières premières, de produits intermédiaires, de biens de consommation durables et en particulier de produits de luxe. Les firmes multinationales se ruent pour produire en Chine mais aussi pour y vendre. Le dynamisme de la croissance chinoise dépend en partie des exportations réalisées par les multinationales. Mais il ne faut pas oublier que le marché intérieur chinois est en croissance (même si le poids de la consommation dans le PIB reste faible). C’est pour la Chine un instrument de puissance. 

 

…qui exerce son influence sur le reste du monde

Depuis l’éclatement de la crise économique internationale en 2007-2008, la Chine a déjoué tous les pronostics en maintenant une croissance élevée. Elle a importé du monde entier des quantités énormes de matières premières et de composants, provoquant un boom de ces produits qui a conduit beaucoup de pays d’Amérique latine, d’Afrique et du Pacifique à renforcer leur spécialisation dans les matières primaires, avec parfois des effets pervers. Plus généralement, la Chine est devenue le premier ou l’un des premiers clients ou fournisseurs d’un très grand nombre de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.

Cela a aussi permis au capitalisme chinois d’en tirer avantage. Le gouvernement chinois a négocié l’accès aux marchés de ces pays pour ses exportations industrielles. Beaucoup de boubous vendus en Afrique sont maintenant « made in China ». Il a aussi signé des accords permettant aux entreprises chinoises de multiplier les investissements dans les pays du Sud pour y produire des matières premières, mais aussi des biens industriels et construire des infrastructures de grande ampleur (ports, routes, chemins de fer, réseau d’électricité, oléoducs, gazoducs). Ces investissements attirent l’attention par leur nouveauté et parce que les entreprises chinoises préfèrent employer un grand nombre de travailleurs chinois au lieu de recruter des travailleurs locaux, ce qui attise le mécontentement.

Dans les pays capitalistes développés, les entreprises chinoises tentent d’acheter des entreprises de haute technologie à chaque fois qu’une opportunité se présente, pour faire de grands bonds en avant, mais cette fois-ci des vrais et dans le domaine scientifique et technique. Elles reproduisent en cela l’expérience des firmes japonaises dans les années 1970 et 1980 ou coréennes dans les années 1990 et 2000. Tout ceci participe de la création de firmes multinationales chinoises qui complètent l’essor du capitalisme bureaucratique et posent les fondations d’un impérialisme chinois qui viendrait concurrencer les impérialismes existants.

 

Un essor irrésistible ?

L’ascension de la Chine au rang de pays capitaliste développé à moyen terme semble irrésistible tant les signes du progrès se multiplient. Sa volonté de renforcer son armée (et sa police) va dans ce sens. La Chine ne cherche pas à concurrencer les États-Unis en devenant le nouveau gendarme du monde. Elle préfère laisser l’impérialisme américain s’épuiser dans des guerres coûteuses loin de son territoire, tandis qu’elle se concentre sur la promotion de ses intérêts stratégiques : contrôler militairement la mer de Chine du sud, fondamentale pour son approvisionnement maritime ; exercer son influence sur le détroit de Malacca par où transite une grande partie de son commerce ; étendre son influence sur l’Océan indien en construisant des ports commerciaux et militaires en Birmanie. Pour cela, il faut prouver que la Chine est capable de contester la domination de la flotte de guerre des États-Unis. C’est le sens de ses investissements massifs dans l’équipement, de plus en plus sophistiqué, de ses armées.

Il semble que l’administration Obama ait senti venir le danger, en cherchant à se désengager d’Afghanistan et d’Irak pour se réengager dans la zone Asie-Pacifique négligée par l’administration Bush, obsédée par « la guerre contre le terrorisme ». D’où le renforcement de la présence militaire américaine et la volonté d’aboutir rapidement à un « pacte transpacifique » : une vaste zone de libre-échange des pays de l’Asie-Pacifique dont la Chine serait exclue. Ces évolutions sont lourdes de tensions, dont témoignent les conflits répétés sur la souveraineté de certains îlots et de leurs richesses supposées, ou bien l’obstination des dirigeants japonais à rendre hommage à des criminels de guerre.

Mais plus qu’un conflit externe, finalement peu probable, les obstacles à l’essor de la Chine sont avant tout internes. La restauration du capitalisme en Chine à la suite de la contre-révolution politique organisée par Deng Xiaoping à partir de 1978, et culminant avec le massacre de Tian’ anmen en 1989, a entraîné de formidables bouleversements économiques et sociaux. Il en est résulté un accroissement très important des inégalités et de nombreuses luttes sociales, parfois très violentes : soulèvements paysans, parfois des villages ou des villes entières, contre l’appropriation des terres par les autorités locales et des firmes sans scrupules, grèves ouvrières contre l’exploitation forcenée et pour des hausses de salaires. Ces luttes populaires montrent que les travailleurs chinois ne sont pas disposés à accepter passivement les décisions prises d’en haut par les bureaucrates et les patrons. Mais jusqu’à présent, elles ne sont pas parvenues à s’unifier et à s’organiser à une échelle nationale.

Cela s’explique par l’ampleur du dispositif policier qui étouffe la population chinoise et réprime brutalement les opposants, le renforcement des moyens de la police dépassant d’ailleurs parfois celui des dépenses militaires. Mais au-delà, le régime bureaucratique bénéficie d’une légitimité réelle fondée sur le maintien d’une croissance économique vigoureuse. Cette croissance alimente un nationalisme centré sur l’idée du retour de la « grande Chine » sur la scène internationale, après la « grande humiliation » qu’avait représentée la période de l’occupation coloniale. Le gouvernement sait entretenir ce nationalisme pour mieux le manipuler et se légitimer.

Sur le plan économique et social, la croissance forte réduit, sans les faire disparaître, les antagonismes qui naissent de l’accroissement des inégalités. Lorsque les revenus de la grande majorité augmentent grâce à la croissance, le fait que certains s’enrichissent plus que d’autres est moins intolérable que dans un contexte où une minorité s’enrichit tandis qu’une majorité s’appauvrit. Si les autorités ne parviennent pas à maintenir dans les deux décennies à venir une croissance suffisamment élevée, aux environs de 7 à 8 %, alors les inégalités et la corruption des élites deviendront encore plus inacceptables.

C’est pourquoi le gouvernement n’a pas hésité à mener des politiques de relance budgétaire et monétaire, de grande ampleur en 2008 et 2009, plus limitées en 2012, pour maintenir la croissance, avec un succès réel. Depuis l’éclatement de la crise internationale en 2008, le taux de croissance du PIB est resté supérieur à 9 %, ce qui est certes moindre que le rythme exceptionnel de la décennie 2000 (10,3 %), mais reste considérable dans un contexte où la demande américaine et européenne de produits chinois n’est plus aussi vigoureuse qu’autrefois. En 2012, la croissance s’est un peu ralentie (+7,8 %) et elle devrait atteindre 8 % en 2013 grâce aux mesures de soutien adoptées. Le problème est que ces mesures génèrent des effets pervers difficiles à maîtriser : endettement élevé des collectivités locales et des entreprises qui se lancent dans des projets d’investissement pharaoniques à la rentabilité douteuse.

Des fragilités réelles

Dans ce domaine, si les exemples de montages financiers aventureux de la part des collectivités locales abondent, et si la presse décrit des situations de surinvestissement conduisant à des situations de quasi faillite, comme dans l’industrie ferroviaire, il reste difficile de se faire une idée précise de la gravité de la situation. D’après les dernières statistiques officielles connues, la dette publique reste faible et largement gérable : la dette du gouvernement central s’établit à la fin 2012 à 15 % du PIB, celles des collectivités locales n’atteignant que 23 % du PIB à la fin 2011, soit un total d’environ 38 %. Si l’on multipliait la dette du gouvernement central par deux et celle des collectivités locales par trois, on atteindrait environ 100 % du PIB contre 103 % aux États-Unis et 213 % au Japon. On est loin d’une situation catastrophique, d’autant plus que moins de 1% de la dette publique est détenue par des étrangers, contre 9 % au Japon, 41,8 % aux États-Unis, 63,8 % pour la France.

Plus problématiques sont les bulles spéculatives notamment dans l’immobilier, que facilitent les baisses de taux d’intérêt décidées par la banque centrale, dans un pays où par ailleurs le besoin de logements est immense. Beaucoup de bureaucrates s’enrichissent grâce à cette spéculation et sont peu enthousiastes à l’idée de la freiner. Par ailleurs, les ménages chinois qui se sont saignés aux quatre veines pour acheter un logement n’apprécient pas de voir les prix de l’immobilier s’effondrer lorsque le gouvernement prend des mesures pour freiner la flambée des prix. L’inflation des produits alimentaires est aussi un sujet sensible car il provoque le mécontentement des ménages les moins riches. Le gouvernement central intervient, avec un relatif succès jusqu’à présent, pour maîtriser ces effets pervers. Mais dans un pays immense gangrené par la corruption et sans le moindre contrepouvoir démocratique, il ne peut pas tout contrôler : les pouvoirs locaux sont puissants et les divisions internes à la bureaucratie sont nombreuses en fonction des divergences d’intérêt politique et matériel. Or l’enracinement de la crise internationale va rendre nécessaire le renouvellement des politiques de relance.

La vraie solution de long terme résiderait dans le rééquilibrage de la croissance en faveur du marché domestique, en donnant la priorité aux besoins sociaux et à l’environnement. Cela permettrait aussi de réduire la dépendance aux exportations. Actuellement, malgré la fringale de consommation des privilégiés, la consommation des ménages chinois ne représente que 32 % du PIB ce qui est très faible (60 % et plus dans les pays de l’OCDE). Or cela suppose d’augmenter fortement les salaires, de réduire les inégalités et de reconstruire le système de sécurité sociale démantelé avec la restauration du capitalisme. Comme dans les autres pays capitalistes, ces mesures se heurtent aux intérêts de la classe dominante et cela, dans un pays où les libertés démocratiques n’existent pas, où il n’y a pas d’espace de débat politique pour organiser des réformes graduelles, comme pouvait le faire la social-démocratie européenne avant sa conversion au néo-libéralisme.

Jusqu’à quand la Chine parviendra-t-elle à maintenir une croissance élevée sans redistribution radicale des revenus pour rééquilibrer la croissance en faveur du marché domestique ? Jusqu’à quand le contrôle policier de la société empêchera-t-il le mécontentement de s’exprimer et de se fédérer ? Autant de questions cruciales dont les réponses sont incertaines.

 Par Jean Sanuk

 

Notes

1 Le terme de « classe moyenne » fait débat du point de vue de sa définition, de sa mesure et des conclusions que l’on peut en tirer sur le plan politique. Le rapport de la Banque asiatique du développement (Indicateurs clefs du développement, 2010, p. 46) présente une évaluation basée sur le seul critère du revenu absolu. La BAD dénombre en Chine, pour l’année 2005, 442,82 millions de travailleurs dont le revenu est compris entre 2 et 4 dollars, 328,18 millions entre 4 et 10 dollars, 46,16 millions entre 10 et 20 dollars et 8,86 millions gagnant plus de 20 dollars par jour. Si on considère que ceux qui gagnent entre 2 et 4 dollars par jour sont encore proches de la pauvreté, on peut définir la classe moyenne comme ceux gagnant entre 4 dollars et 20 dollars, soit 374 millions et 46% de la population active, qui comptait, en 2005, 817,16 millions d’individus.

2 Sur ce sujet, voir Au Loong Yu, China’s Rise: Strength and Fragility, Resistance Books, IIRE, Merlin Press (Royaume-Uni), 2012.

 

3 Pour de plus amples développements sur ce sujet, voir, dans l’ouvrage cité en note 2, China: unavoidable rise or possible decline ?