Publié le Lundi 1 juillet 2013 à 14h22.

Voir ou revoir La Porte du paradis

Trente-deux ans après sa première sortie, une version restaurée et remastérisée du Heaven’s Gate (La Porte du paradis) de Michael Cimino a été mise à l’affiche dans nos cinémas. Une occasion de voir ou revoir cette œuvre unique en son genre, illustration de la lutte des classes dans l’Amérique naissante, aujourd’hui considérée comme un chef d’œuvre.

En 1980, s’appuyant sur le succès de son Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter), film choc sur la Guerre du Vietnam, le cinéaste italo-américain Michael Cimino se lançait dans la réalisation de La Porte du paradis, œuvre revisitant les mythes fondateurs de la nation américaine. D’un réalisme absolu, avec la conception d’une ville entière, une profusion de costumes, des centaines d’acteurs et figurants, un tournage s’étalant sur des mois, des remontages incessants (220 heures de pellicule), le film attint le budget, colossal pour l’époque, de 40 millions de dollars.

De l’histoire du film…

Dès ses premières pré-projections, le film fut détruit par les critiques. En 1981, Ronald Reagan venait d’être élu, l’offensive néolibérale et conservatrice battait son plein. L’heure était à la contre-offensive généralisée, sociale et idéologique, contre l’Amérique rebelle et libertaire des années 1960 et 70. Les grands éleveurs préparant l’élimination physique des paysans et travailleurs pauvres du comté de Johnson, le tout avec l’appui écrit du président des Etats-Unis ? Les pauvres d’abord désemparés mais finissant par s’armer pour se défendre ? Pour l’impérialisme US revanchard du début des années 1980, il n’était pas acceptable de montrer à une si large échelle la naissance sanglante de l’Amérique moderne, l’âpreté de sa lutte des classes, le rôle criminel de sa bourgeoise et de ses institutions.

Des prétextes artistiques divers et variés (trop long, trop lent, trop compliqué…) furent ainsi mis en avant pour masquer des raisons profondément politiques, forçant Michael Cimino à remonter son film dans une version courte et « diffusable », ce qui n’aidera pas à son succès. Influencé par un climat délétère, le public boudera l’œuvre qui deviendra le plus grand échec de l’histoire du cinéma américain, conduisant les studios United Artists à la banqueroute et ruinant la carrière du cinéaste.

La Porte du paradis a aujourd’hui acquis une renommée tardive, ce qui a amené Michael Cimino a en refaire une version aux couleurs, sons et montage restaurés, qui rend justice à cette pièce hors norme.

 

…à l’Histoire elle-même 

La majeure partie des événements relatés sont réels. En 1890, les USA connaissaient l’une des plus grandes migrations de l’Histoire. En un siècle, plus de 40 millions de personnes quittèrent l’Europe, ses famines, sa pauvreté et ses guerres, pour tenter une nouvelle vie dans ce pays en construction. La plupart de ces émigrants étaient britanniques, irlandais (fuyant la Grande famine) et allemands. Les suivirent des slaves, scandinaves, juifs, italiens. Beaucoup étaient des paysans, cherchant de nouvelles terres à cultiver. Une partie y parvint, au prix de grandes souffrances et au détriment des Amérindiens. D’autres, dont beaucoup d’Irlandais, s’installèrent dans les villes et servirent de main-d’œuvre aux capitalistes, en pleine révolution industrielle. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie américaine naissante accueillit ces migrants sans restrictions légales, malgré de graves tensions sociales, avant de changer de politique et de commencer à fermer les frontières.

L’action du film se déroule dans le Wyoming, Etat rural de l’Ouest, pays de grands éleveurs, riches propriétaires terriens exploitant des travailleurs agricoles et des paysans pauvres, n’hésitant pas à s’en servir comme bouc-émissaires en cas de vol de bétail ou autres problèmes. Dans le comté de Johnson, en 1892, l’Association des éleveurs dressa ainsi une liste de 125 paysans pauvres à éliminer, et engagea dans ce but des mercenaires. En résulta une série d’affrontements entre grands et petits éleveurs, connus sous le nom de « Johnson County War » (la guerre du comté de Johnson).

Ainsi, deux des personnages principaux du film furent en fait pendus par les mercenaires en raison de leur soutien aux petits paysans. Il fallut l’intervention de l’armée pour « ramener le calme », en fait sauvegarder les intérêts des propriétaires terriens. Parce qu’elle dépeint ces événements méconnus et volontairement occultés de l’histoire officielle des Etats-Unis, que sa réalisation, sa bande-son, ses décors, le jeu de ses acteurs (Kris Kristofferson, Christopher Walken, Isabelle Huppert, John Hurt…) sont uniques, La Porte du paradis est une œuvre incontournable et indispensable pour qui est attaché à une vision anticonformiste et politique de l’art et de la culture.

 

Par Yohann Segui