Publié le Dimanche 30 août 2015 à 18h33.

Les grandes évolutions du capitalisme ; la place de l’impérialisme dans notre analyse

Par Jean-François Cabral. Nous démarrons ce 1er débat à l’UDT sur les questions stratégiques en ayant pour thème : les grandes évolutions du capitalisme. Mon intervention portera sur la place de l’impérialisme dans notre analyse.

 

Le souci de partir du monde tel qu’il est pour amorcer nos discussions est une préoccupation évidemment incontournable. Elle devrait nous inciter à éviter deux tentations qui sont en même temps assez récurrentes et tentantes. 

 

La première est celle qui consiste à penser l’action révolutionnaire sur le terrain de l’indignation morale. Il y a évidemment beaucoup de choses révoltantes dans le monde, et de ce point de vue, il n’y a pas de petite révolte qui serait moins importante que d’autres. Lorsqu’il faut s’indigner, il n’y a pas de raison à vouloir commencer par trier, cataloguer, hiérarchiser, voire exclure ou du moins minorer certaines indignations plutôt que d’autres. 

Mais lorsqu’on définit une stratégie, en termes de pouvoir, la question se pose assez différemment. On définit des objectifs, on cible des priorités, on hiérarchise inévitablement les meilleurs moyens d’y parvenir. Ce sont des problématiques que nous retrouverons certainement dans la discussion de demain, en particulier concernant le rôle de la classe ouvrière lorsqu’il s’agit d’inscrire cette question dans ces rapports objectifs que sont les rapports de production, lesquels structurent le capitalisme en faisant de la question de la propriété la question fondamentale.

 

La deuxième tentation est celle qui consiste à substituer à l’analyse objective, une forme de volontarisme militant qui prétendrait résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés d’une manière qui relève parfois (un peu) de la pensée magique.

Dans la tradition trotskyste, la question clé est en effet celle du parti, et même de sa direction. Et on peut effectivement en vérifier son importance au travers de nombreux exemples historiques au XX° siècle. Mais le danger existe aussi de transformer tout cela en un formule un peu rapide : « il a manqué un parti », « il aurait fallu un parti » etc. Comme si le parti, à défaut de tomber du ciel, dépendait presque exclusivement de notre bonne ou mauvaise volonté militante, sans avoir du même coup l’attention suffisante aux conditions objectives qui font que c’est plus ou moins possible.

 

Il nous faut donc bien partir du capitalisme tel qu’il est, et de ses grandes évolutions, pour démarrer notre réflexion. 

Mais le capitalisme « tel qu’il est », cela veut dire quoi ? On ne peut  évidemment pas ramener cette question à une simple démarche empirique, une addition factuelle, où l’on se contenterait d’énumérer ses crises diverses et toujours plus violentes, ses contradictions forcément « insurmontables » etc…

La réalité ne s’appréhende pas directement à partir des « faits » ou prétendument tels, mais au travers d’une grille de lecture et d’analyse. Ou pour le dire autrement, il n’y a pas de réflexion stratégique un peu sérieuse si elle ne vient pas s’appuyer sur une réflexion qui porte également sur les questions théoriques sans lesquelles il est difficile de penser le monde tel qu’il est. 

Et pour le dire encore autrement – ce sera d’ailleurs l’essentiel de mon intervention dans le temps imparti - on ne peut pas réfléchir aux grandes évolutions du capitalisme sans interroger non seulement la notion d’impérialisme et la place qu’elle occupe dans notre analyse, mais surtout la pertinence des théories qui ont produit cette notion, leur validité, et peut-être leur actualisation nécessaire.

 

Les théories marxistes au début du XX° siècle

 

Or le plus ennuyeux, c’est que nous sommes confrontés à au moins deux problèmes. 

Le premier est qu’il n’y a pas de théorie unifiée de l’impérialisme chez les auteurs marxistes du début du XX° siècle, quand cette notion a commencé réellement à émerger. Alors bien sûr on peut essayer de s’en tirer à bon compte en jouant au jeu de massacre : éliminer Kautsky parce que de toute façon il a mal fini ; passer rapidement sur Rosa Luxembourg parce que tout le monde s’accorde pour dire qu’elle s’est complètement trompée sur la question ; faire une allusion polie mais rapide à Boukharine parce que en général on ne l’a pas lu ; pour finalement se concentrer sur ce bon vieux Lénine, bien carré et toujours aussi pratique comme à son habitude.

Le problème, c’est que la théorie de Lénine ne résiste pas si bien que cela à la critique, lorsqu’on la confronte à certaines évolutions récentes du capitalisme, alors même qu’elle présentait déjà quelques faiblesses lorsqu’il s’agissait d’appréhender son époque, c’est-à-dire le début du XX° siècle.

 

Bien sûr, il n’est pas question ici dans le peu de temps dont je dispose de faire une intervention détaillée. Mais on peut quand même évoquer rapidement deux ou trois problèmes.

 

Le premier est de lier très profondément la question de l’impérialisme à des transformations internes au capitalisme, et en premier lieu à la constitution de ce que Lénine appelle le « capitalisme financier » résultant de la fusion du capital industriel et du capital bancaire. Or toute cette analyse repose en réalité sur l’étude de Hilferding qui s’intéresse exclusivement au cas de l’Allemagne, lequel est différent, bien différent même de ce qu’on observe à la même époque en France ou en Angleterre. Il s’agit typiquement d’un cas d’espèce où l’auteur va généraliser à partir d’un phénomène  qui relève davantage de la conjoncture pour en faire un élément structurel, constitutif de l’impérialisme en tant que tel.

Un autre exemple est l’analyse des rivalités inter-impérialistes. Lénine ne confond pas l’impérialisme avec le colonialisme et son approche est bien différente de celle de Rosa Luxembourg qui en fait une question d’abord liée à la réalisation de la plus-value. Lénine de son côté insiste davantage sur le procès d’accumulation du capital, et les problèmes de suraccumulation, facteurs de crise. Mais au bout du compte, la conclusion est presque la même, analysée en terme de débouchés pour des capitalismes nationaux qui chercheraient à se protéger selon des logiques territoriales inévitablement facteurs de guerre. Or la logique de réseau qui semble prédominer avec la globalisation actuelle s’accorde peut-être assez mal avec cette grille de lecture, source de nouvelles interrogations.

Ou pour dire les choses plus concrètement : la 2ème moitié du XX° siècle n’a pas vu seulement la disparition des grands empires coloniaux avec leurs marchés réservés. Mais la mise en place de politiques protectionnistes par exemple devient quand même un peu plus compliqué lorsque 1/3 de tout le commerce mondial est du commerce intra-firme, c'est-à-dire totalement intégré au processus de production de la valeur au sein de chaque FTN. D’où l’intérêt de bien comprendre comment le capitalisme fonctionne réellement aujourd’hui.

 

Un dernier exemple mérite d’être évoqué rapidement. Lénine insiste beaucoup sur les tendances parasitaires du capitalisme financier avec ses fameux « tondeurs de coupons ». Mais il ne prédisait pas cette évolution pour dans un siècle ! Il y aurait évidemment une petite entourloupe si on faisait mine de croire que la validation de cette théorie devait dépendre de la crise actuelle, c’est-à-dire un siècle après. Les conclusions n’étaient pas pour dans 100 ans, mais pour tout de suite avec ses conséquence immédiates, la 1ère guerre mondiale, la crise de 1929 et les conclusions que Trotsky en tirait à l’époque : « les forces productives ont cessé de croitre » écrivait-il sans l’ombre d’un doute. Or depuis, on s’est aperçu que la dynamique du capitalisme était quand même un peu plus complexe, et que là encore, certaines formules et certains schémas méritaient sans doute d’être questionnés à nouveau.

Ce qui renvoie à un problème plus général de définition même de l’impérialisme : un « stade suprême » du capitalisme comme l’affirme Lénine, mais qui dure quand même déjà depuis un bon siècle ? Au risque de confondre comme nous l’avons souligné ce qui relève davantage de la conjoncture avec des éléments plus stables, réellement structurant et constitutif de l’impérialisme en tant que tel ? Mais quels sont alors ces éléments ? Et qu’est-ce que l’impérialisme dans ce cas ? Peut-être qu’une définition plus modeste devrait s’imposer, un cadre d’analyse plus large mais forcément un peu plus flou qui se contenterait (mais c’est déjà pas si mal) d’essayer de réfléchir à l’articulation forcément complexe et évolutive entre les logiques de déploiement du capital, et les rapports inter-étatiques ?

 

Quelques pistes de réflexion en ce début du XXI° siècle

 

C’est en tout cas sur cet aspect que se concentrent la plupart des auteurs contemporains, du moins ceux qui s’intéressent encore à la question de l’impérialisme d’un point de vue marxiste révolutionnaire. Mais c’est là où nous rencontrons également un deuxième problème, car il n’y a pas plus de théorie unifiée de l’impérialisme aujourd’hui, à partir des analyses proposées par ces auteurs, qu’il n’y en avait du temps de Lénine. Ce qui devrait nous interdire pour le moins, lorsque l’on veut débattre des questions stratégiques, de faire de l’impérialisme une sorte de référence évidente et univoque, alors qu’elle mérite quand même discussion.

 

On distingue aujourd’hui au moins trois grandes analyses de l’impérialisme contemporain, d’un point de vue marxiste révolutionnaire.

La première est celle qu’avaient défendue Antonio Negri et Micheal Hardt dans leur ouvrage « Empire » publié en 2000. On connait la thèse désormais classique : dans la nouvelle phase de mondialisation, l’internationalisation du capital aurait été suffisamment avancée pour que les rivalités entre les Etats soient devenues un phénomène secondaire. La notion même d’impérialisme disparait au profit de l’idée d’un « empire » (bien plus d’ailleurs du capital que des Etats-Unis) confronté à la « multitude ». Le 11 septembre 2001 et surtout la guerre en Irak à partir de 2003 ont depuis assez naturellement contribué à remettre en cause cette thèse.

 

La plupart des auteurs se réclamant du marxisme révolutionnaire aujourd’hui comme Alex Callinicos, ou David Harvey, continuent à se situer dans un schéma que l’on peut qualifier de « classique », dans la mesure où ils insistent sur la persistance des rivalités entre les grandes puissances capitalistes, comme avec d’autres puissances émergentes, en particulier la Chine. Mais sans se contenter non plus d’appliquer mécaniquement les schémas hérités de Lénine.

Ce qui pose au passage un petit problème méthodologique intéressant à propos de la Chine que je voudrais souligner sans attendre. Dans une contribution récente, Julien insiste sur le fait qu’il serait temps au nom d’un « marxisme vivant » de reconnaître que la Chine est pleinement une puissance impérialiste. A priori je n’ai pas de désaccord sur la conclusion, mais j’ai quand même un doute sur la méthode dès lors qu’on ne discute pas au préalable de la pertinence des critères retenus. On risque tout simplement d’avoir une discussion très décalée et au final peu utile, si les instruments de mesures sur ce qu’est l’impérialisme ou une puissance impérialiste sont eux-mêmes inadéquats.

 

Pour en rester aux travaux d’Alex Callinicos et de David Harvey, je voudrais souligner rapidement quelques apports, et quelques désaccords aussi.

Il y a un point commun à ces deux auteurs : si l’on veut comprendre l’impérialisme aujourd’hui dans le contexte d’une « globalisation » qui va bien au-delà de l’internationalisation du capital telle qu’elle existait à l’époque de Lénine, il faut réellement accepter de prendre en compte la tension inévitable entre deux logiques : la logique qui préside au déploiement du capital, et celle des rapports inter-étatiques. Ce ne sont pas exactement la même chose, même si ce ne sont pas non plus deux sphères indépendantes. Mais cela devrait nous interdire de nous fourvoyer dans une approche trop réductionniste, trop économiste, lorsqu’on parle des « crises », des « guerres » et des « révolutions ». Ou lorsqu’on est tenté de réduire chaque épisode de la politique internationale à de prétendus intérêts bien compris de tel ou tel impérialisme.

De la même façon que Marx interprétait la vie politique dans « Le 18 brumaire » d’un point de vue de classe, mais sans réduire non plus chaque épisode de la vie politique à ces fameux intérêts de classe bien compris, sources de bien des raccourcis. 

 

Dans l’analyse de David Harvey, l’approche est avant tout celle du géographe. La logique du capital dans le cadre de la globalisation est celle des réseaux, aménageant et réaménageant de manière beaucoup plus fluide qu’auparavant leur « chaines de valeur ». La logique étatique reste fondamentalement territoriale. Mais les modalités de l’articulation entre les deux conservent un caractère évolutif à chaque étape de l’histoire du capitalisme. Celle qui domine aujourd’hui est bien différente de la « fusion croissante » entre l’Etat et le capital financier que décrivait Lénine à son époque, dont il faisait pourtant une caractéristique majeure de l’impérialisme. Cela reste par contre tout à fait compatible avec la théorie du développement inégal et combiné telle que l’a développé Trotsky dans un contexte où non seulement la carte des capitaux ne se superpose plus beaucoup avec celles des Etats, mais où le capital financier international a acquis une autonomie sans précédant dans l’histoire.

 

L’approche de Callinicos est beaucoup plus sociologique et politique à la fois, en s’interrogeant notamment sur les différents personnels qui peuplent les techno-structures des Etats et des firmes trans-nationales. Là encore, pas de réelle dissociations entre les deux : l’Etat reste bien un instrument au service de la bourgeoisie. Mais pas d’identité de vue non plus à chaque étape, ce qui montre bien à quel point les questions stratégiques ne peuvent pas non plus faire l’impasse sur les questions théoriques.

 

Je voudrais enfin souligner l’existence d’une troisième thèse, à la fois un peu différente de la thèse « classique » (qui continue à accorder une place importante aux rivalités inter-impérialistes, même si sur le fond elle a subi quelques remaniements depuis l’époque de Lénine), sans se confondre non plus avec celle de Heardt et Négri. Cette troisième thèse est notamment défendue par Panitch et Gindin, Claudio Katz et quelques autres. 

Il ne s’agit pas pour être clair de remettre en cause la réalité des tensions inter-étatiques, ni l’importance de la concurrence entre des capitalismes qui conservent un enracinement national et territorial. Tout le monde sait par exemple que la firme pétrolière Total n’est pas une multinationale au sens strict (c’est-à-dire une firme dont le capital et toute la techno-structure seraient réellement internationalisés). Total c’est « français », raison pour laquelle François Hollande joue volontiers les VRP de luxe. Et raison pour laquelle les différents services de la République s’agitent régulièrement pour préserver et acquérir de nouvelles concessions pétrolières, selon des logiques territoriales assez classiques, et non de réseaux entre firmes qui le mettraient fondamentalement en cause.

Il ne s’agit donc pas de minorer cela, mais d’insister sur un autre aspect : la rupture fondamentale apportée par la Deuxième Guerre mondiale, avec l’affirmation de l’hégémonie américaine face aux autres impérialismes traditionnellement rivaux. Les tensions peuvent évidemment persister, ainsi que certaines logiques protectionnistes, et rien n’est stable ni définitif dans les relations entre puissances (on le voit y compris avec l’euro et la construction européenne dont la faiblesse fondamentale est liée à celle d’un capitalisme européen coincé entre logique nationale et mondialisation sous la houlette des Etats-Unis). Mais ce qu’on a du mal à imaginer, ce sont des guerres entre les puissances impérialistes pour un nouveau partage du monde, comme au temps de Lénine, alors que cette confrontation était au cœur de son analyse et de son interprétation.

 

Alors affirmer cela est évidemment bien différent d’une autre problématique, celle de la guerre permanente que livre l’impérialisme mais en tant que tel pour préserver le droit des FTN (les firmes transnationales) des pays les plus riches à continuer à piller le reste du monde en écrasant les peuples. 

Parler d’« impérialisme en tant que tel », c’est évoquer une sorte d’empire informel (en fait bien différent de celui de Tony Négri) où les Etats-Unis joueraient un rôle particulier, garant de l’intérêt général et du maintien de l’ordre pour l’ensemble du système. Ce qui n’exclut pas des tensions entre les intérêts particuliers du capitalisme américain et cette fonction d’ordre général, ou à certaines occasions lorsque de nouveaux venus essayent de s’inviter à la table des grands, mais ces tensions restent secondaires face à l’impératif de la préservation de cette domination collective sur le monde. Ce qui n’est pas sans conséquences pour certaines analyses et devrait permettre par exemple d’envisager autrement les modalités d’insertion de la Chine dans ce nouvel ordre mondial impérialiste, pas nécessairement sous l’angle de la confrontation, et en spéculant sur le fait de savoir si la Chine va être la nouvelle puissance dominante qui remplacera le Etats-Unis au XXI° siècle. Car la Chine y a-t-elle vraiment intérêt ? Chercher une place au soleil ne signifie pas nécessairement qu’on a intérêt à prendre la place des Etats-Unis dans le rôle qui est le sien depuis plusieurs décennies.

Et donc autant le dire aussi, je ne suis pas non plus très convaincu par tous les discours sur le prétendu « déclin » des Etats-Unis qui à mon avis manquent de mise en perspective sur le long terme et surtout restent prisonniers d’un schéma sur l’impérialisme qui me semble un peu dépassé en n’appréhendant pas suffisamment l’importance de ce qui s’est passé après 1945 et qui est loin d’être remis en cause aujourd’hui par aucune des grandes puissances de ce monde.

 

La « guerre sans limite » et ses conséquences

 

Pour conclure, je voudrais ajouter quelques mots sur la « guerre permanente » ou la « guerre sans limite » que mène l’impérialisme contre les peuples. 

Justement parce qu’elle est permanente et rarement de haute intensité comme ce fut le cas au début de l’intervention en Irak en 2003, ce type de conflit nous pose incontestablement quelques difficultés politiques. Sous prétexte de lutte contre le « terrorisme », la guerre s’est en quelques sorte diluée dans le temps et dans l’espace. Et elle a pour résultat désormais d’imbriquer totalement les questions militaires et les questions policières. 

Une telle évolution devrait nous obliger sans aucun doute à reconsidérer l’importance des luttes pour les droits démocratiques d’un point de vue révolutionnaire et en tant que révolutionnaires.

Mais ce type d’intervention nous pose en même temps d’autres problèmes, notamment lorsque la question démocratique est prise à rebours, en particulier lorsque nous devons faire face à la propagande de l’impérialisme et à l’instrumentalisation de la question des droits de l’homme que l’impérialisme prétend opposer à la « barbarie des terroristes ». 

Ce sont des difficultés qui nous obligent à travailler bien plus nos explications. Mais elles nous obligent surtout à plus de fermeté face aux pressions de notre propre impérialisme qui se drape dans la morale humaniste avec un certain succès il faut bien le dire, et donc face à la tentation que nous pourrions avoir à soutenir - même par notre passivité – certaines interventions militaires au nom des « vies » qu’il faudrait sauver tout de suite, et du « moindre mal ».

 

C’est d’ailleurs l’un des paradoxes de la situation, et je conclurai vraiment là-dessus : la notion d’impérialisme est sans doute devenue plus compliquée à élaborer et à affiner aujourd’hui sur le plan théorique. Mais en même temps, elle n’a jamais été aussi utile d’un point de vue stratégique lorsqu’on cherche définir une politique indépendante pour la classe ouvrière, un internationalisme qui se place résolument sur un terrain de classe. C’est un paradoxe et ce n’est pas la moindre des difficultés qui sous-tend un certain nombre de nos débats.

 

 

POST-SCRIPTUM (en « conclusion » du débat)

 

Dans la partie du débat qui vient d’être consacrée à la discussion sur l’impérialisme, plusieurs éléments méritent d’être notés.

D’abord sur la place de la théorie. J’ai insisté sur le fait qu’il n’y aura pas de réflexion sur la stratégie un peu sérieuse si elle ne s’appuie pas, surtout pour un sujet comme celui-là, sur une réflexion qui relève de la théorie. Des camarades ont l’air d’objecter qu’ils n’ont rien contre la théorie, mais il faut aussi que la théorie nous serve à quelque chose en tant que militant sinon la discussion risque d’être un peu en l’air. C’est sûr. Mais il y a quand même un petit danger à vouloir trop insister là-dessus : c’est que l’injonction à traduire la réflexion dans le domaine théorique presque immédiatement par des choix sur le plan de l’intervention militante (sinon à quoi ça sert ?) peut-être aussi une façon de ne pas trop s’embarrasser de la discussion et même de l’évacuer d’une certaine manière.

Cela étant, j’ai essayé de montrer que l’enjeu de la discussion avait effectivement des conséquences importantes et bien identifiées sur la plan stratégique, notamment concernant l’insertion de la Chine dans le cadre de la mondialisation capitaliste, et plus largement sur la nature des conflits présents et à venir. En particulier, est-ce que l’on peut s’attendre à de nouvelles guerres inter-impérialistes à notre époque ? Et quelles conséquences peut avoir sur notre orientation cette forme de « guerre illimitée » à laquelle nous assistons, une guerre où il n’y a plus vraiment de frontière (ni de front) et qui tend de plus en plus à imbriquer étroitement les questions policières et militaires ? Autant de questions qui ont été évoquées et qui n’ont rien d’une « discussion en l’air ».

 

Le problème est aussi celui de la méthode dans nos discussions. Plusieurs camarades ont insisté sur l’apport considérable que conserve la théorie léniniste de l’impérialisme. J’en suis aussi persuadé, parce qu’elle conserve une certaine pertinence non seulement pour comprendre le passé (malgré quelques faiblesses internes) mais aussi et surtout pour mesurer ce qui a changé depuis.

Le problème c’est que parfois les mêmes camarades qui nous expliquent qu’ils sont d’accord pour retenir une méthode de raisonnement plutôt que certaines formules figées sont parfois les premiers à reprendre des formules qui n’ont en réalité pas beaucoup de pertinence. Ce qui montre que la nécessité d’une réflexion critique est loin d’être pleinement intégrée dans nos débats.

 

Un premier exemple est l’idée rappelée dans la discussion que nous vivons à l’époque du « capitalisme des monopoles », et même que ce « capitalisme des monopoles » serait une caractérisation majeure de l’impérialisme. 

Déjà la formule est malheureuse, puisqu’il n’y a jamais eu de monopoles ni à l’époque de Lénine ni aujourd’hui, et ce n’est pas un détail (y compris par rapport à la réflexion de Kautsky). Il y a effectivement une tendance à la concentration croissante du capital depuis l’époque de Lénine tout à fait impressionnante, et de fait la concurrence dans les différentes branches se joue souvent entre 3-4 et une dizaine de FTN. Mais cela ne nous dit rien sur un aspect majeur (que la notion de « monopole » au passage fait disparaître) : la nature de la concurrence entre ces FTN et leurs liens avec les Etat (ou plus exactement le lien et l’articulation entre la concurrence sur le terrain économique et de possibles rivalités inter-étatiques).

Je persiste à penser que les changements intervenus avec l’affirmation de l’hégémonie américaine après 1945, la fin des grands empires coloniaux, et l’accélération de la « globalisation » qui est d’une nature différente de l’internationalisation du capital à l’époque de Lénine, sont des phénomènes suffisamment forts et convergents pour rendre inenvisageables dans les conditions actuelles des guerres inter-impérialistes. Ce qu’il faut bien sûr distinguer de l’espèce de guerre permanente que mène l’impérialisme en tant que tel sur le reste du monde, et que les dirigeants de l’impérialisme théorisent désormais avec la notion de « guerre illimitée » face au terrorisme. 

Mais il ne s’agit pas du même type de conflit, et cela a une importance suffisamment fondamentale pour qu’on fasse infiniment plus attention désormais avec nos raccourcis propagandistes du type « crises-guerres-révolutions ». Même si ce type de conflit au passage n’exclut pas non plus la persistance de tensions entre impérialismes rivaux, comme par exemple entre les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni pour le contrôle et l’extension de certaines zones d’influence en Afrique. Mais entre des tensions qui peuvent être parfois fortes et surtout très couteuses pour les populations locales, et une guerre entre impérialismes rivaux, il y a un raccourci que l’on doit s’interdire absolument.

 

Un camarade a objecté que certes on a du mal à imaginer une prochaine guerre entre la France et l’Allemagne mais que dans d’autres circonstances par exemple de crise économique très violente, on ne peut pas exclure une guerre entre ces grandes zones économiques désormais de plus en plus structurées que sont notamment l’UE, l’ALENA, voire l’ASEAN. 

Evidemment si une crise du type de 1929 éclatait demain, il y a beaucoup de paramètres qui seraient modifiés et il faudrait naturellement réviser une série d’analyses. Mais pour l’instant ce n’est pas le cas, et le fait qu’on répète parfois sur tous les tons qu’on a assisté en 2008 à la « crise la plus grave depuis celle de 1929 » ne doit pas nous faire oublier que cette crise pour l’instant n’a aucune commune mesure avec celle de 1929 qui a vu en trois ans la production mondiale baisser de 40 % !

Mais admettons l’hypothèse d’une crise autrement plus violente qu’aujourd’hui. Il y a quand même un deuxième aspect à la question : l’existence ou non d’un « capitalisme européen » fort et structuré, sans lequel une rivalité entre « blocs » économiques rivaux ne semble guère pertinente pour expliquer une situation où on irait jusqu’à l’éclatement de guerres entre impérialismes rivaux.

Après des dizaines d’années de construction européenne, ce capitalisme européen reste encore à l’état embryonnaire et cette absence de développement ne compte pas pour rien si l’on veut comprendre les faiblesses un peu fondamentales de cette construction, comme l’inexistence d’un Etat de type fédéral même si c’était un objectif officiellement avancé par certains de ses promoteurs. Et malgré ses rodomontades, Montebourg n’a évidemment pas réussi à imposer le rachat d’Alsthom par Siemens plutôt que par General Electric. Ce n’est pas un épisode au hasard, c’est le fait dominant depuis très longtemps et jusqu’à nouvel ordre.

Pour l’instant la logique du capital ne recouvre que très partiellement celle des Etat nationaux ou celle du proto-Etat européen. C’est le fait dominant de notre époque et il faut pleinement l’intégrer dans nos analyses. Même s’il y aurait dans le détail bien d’autres aspects à mettre en évidence. Par exemple Husson insiste sur le fait qu’entre Total et d’autres FTN, ou entre les grandes FTN pleinement déployées sur la marché mondial et les entreprises de plus petite taille dans des secteurs plus protégés de la concurrence mondiale, les besoins ne sont pas exactement les mêmes, et la fonctionnalité de l’Etat se retrouve du même coup soumise à des impératifs parfois un peu contradictoires. C’est très juste mais cela ne change rien à la tendance dominante.

 

Cela étant, des camarades ont souhaité introduire dans la discussion une réflexion sur la classe ouvrière qui est plutôt le sujet de demain. Cela pose malgré tout des problèmes qui méritent d’être soulignés ici.

Il y a d’abord un premier paradoxe : on est internationaliste, et l’impérialisme occupe souvent une place importante y compris dans notre propagande. Mais dès qu’on parle de la classe ouvrière, notre raisonnement est aussitôt rapetissé à l’échelle franco-européenne. L’essor de la classe ouvrière à l’échelle mondiale est pourtant un fait majeur de notre époque, j’ai essayé de l’illustrer dans l’atelier qui était consacré hier à l’Indonésie.

Mais il ya surtout un autre aspect directement en lien avec la problématique d’aujourd’hui. S’il y a une classe ouvrière aussi nombreuse et concentrée notamment en Asie, c’est parce qu’un certain nombre de pays ont connu une croissance exceptionnelle sur une très longue période. Ils se sont réellement développés quelles que soient les faiblesses et les contradictions de ces fameux « pays émergents » (on en voit quelque chose aujourd’hui avec la Chine !). Or pendant des dizaines d’années, y compris parmi les trotskystes de diverses obédiences, les révolutionnaires se réclamant du communisme ont expliqué exactement l’inverse : à l’époque de l’impérialisme, les pays dominés ne peuvent pas connaître un réel développement économique. C’était un axiome intangible et un des piliers mêmes de notre propagande pour expliquer pourquoi il fallait changer le monde.

C’était surtout une erreur monumentale mais qu’il importe de comprendre dans nos débats d’aujourd’hui. Cette analyse n’était en rien le produit légitime des théories sur l’impérialisme de Lénine ou de Trotsky (au travers de sa théorie sur le développement inégal et combiné). Elle avait surtout beaucoup à voir avec les « théories de la dépendance » dans les années 1960 dont le succès s’expliquait par la pression exercée par les courants tiers-mondistes y compris sur les courants trotskystes, en mettant bien davantage l’accent sur les rapports entre « pays » plutôt qu’entre les classes.

Mais il y a un autre aspect qui mériterait d’être interrogé pour comprendre la persistance de ces lieux communs au-delà des années 1960-1970 : c’est le processus de validation d’une « vérité » même quand c’est une énorme bêtise au sein des organisations. C’est un bilan qu’il faut faire, non seulement sur cette question mais sur les différentes formes d’inertie intellectuelle qui peuvent subsister, si on veut prendre au sérieux le débat sur la stratégie, et donc essayer de comprendre et d’agir dans le monde d’aujourd’hui.

 

Jean-François Cabral

27/08/2015

 

 

Annexe : bibliographie

 

1)      Ouvrages universitaires autour du capitalisme historique et de la mondialisation

 

Allen Robert C. : Introduction à l’histoire économique mondiale (2011)

Bairoch Paul : Mythes et paradoxes de l’histoire économique (1993)

Beaud Michel : Histoire du capitalisme (2010)

Boucheron Patrick, Delalande Nicolas : Pour une histoire-monde (2013)

Braudel  Fernand: La dynamique du capitalisme (1985)

Burbank Jane et Cooper Frederick : Empires, de la Chine ancienne à nos jours (2011)

Cordelier Serge (sous la dir) : La mondialisation au-delà des mythes (1997)

Polanyi  Karl: La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps (1944)

Pomeranz  Kenneth: Une grande divergence : la Chine, l’Europe, et la naissance de l’économie mondiale moderne (2000) et La force de l’empire, révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine (2009)

Valier Jacques : Brève histoire de la pensée économique d’Aristote à nos jours (2005)

Verley Patrick : L’échelle du monde, essai sur l’industrialisation de l’occident (1997)

Wallerstein Immanuel : Le capitalisme historique (1983)

 

2)      Ouvrages de référence dans le débat marxiste sur l’impérialisme

 

Boukharine Nikolaï : L’impérialisme et l’accumulation du capital, réponse à Rosa Luxemburg (1925)

Kautsky Karl : L’impérialisme et la guerre et L’ultra-impérialisme (1914)

Lénine V. I. : l’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916)

Luxemburg Rosa : introduction à l’économie politique (1906)

Mandel Ernest : Le troisième âge du capitalisme (1965)

Trotsky Léon : Bilan et perspective (sur la loi du développement inégal et combiné, 1906)

 

3)      Des contributions plus contemporaines

 

Amin Samir : L’implosion du capitalisme contemporain, automne du capitalisme, printemps des peuples ? (2012)

Arrighi Giovanni : Adam Smith à Pékin, les promesses de la voie chinoise (2009)

Bensaïd Daniel : Le nouvel internationalisme, contre les guerres impériales et la privatisation du monde (2003)

Callinicos Alex : Imperialism and Global Political Economy (2009)

Castel Odile, Chesnais François, Dusmesnil Gérard : Mondialisation et impérialisme (2003)

Chesnais François : Une situation systémique qui est spécifique à la financiarisation comme phase historique (Inprecor, avril-mai 2015)

Gaulard  Mylène: Karl Marx à Pékin, les racines de la crise en Chine capitaliste (2014)

Hardt Michael et Negri Antonio : Empire (2000)

Harvey David : Le nouvel impérialisme (2003)

Husson Michel : De l’impérialisme à l’impérialisme (2015, dans la revue « Nouveaux cahiers du socialisme », le dossier « Impérialisme et confrontation »)

Katz Claudio : Sous l’empire du capital, l’impérialisme aujourd’hui (2011)

Panitch Leo et Gindin Sam : The Making of Global Capitalism, the Political Economy of American Empire (2012)

Serfati Claude : Impérialisme et militarisme, actualité du XXI° siècle (2004)