Publié le Lundi 8 août 2022 à 09h18.

10 mauvais arguments de gauche contre la résistance ukrainienne

Les débats avec certainEs militantEs de la gauche (essentiellement) occidentale peuvent être très difficiles. Certaines de leurs positions sont démoralisantes. D’autres semblent hypocrites ou cyniques. Certaines positions sont, à mon avis, très éloignées des principes de gauche. Ces points ne sont pas toujours exprimés directement, aussi veux-je explorer certains messages cachés qui sous-tendent des positions défendues par beaucoup de gens de gauche.

Avertissement n°1 : Je tiens à souligner qu'il y a aussi beaucoup de militantEs de gauche qui sont en solidarité et n'auront rien à faire avec ces positions. Je ne parle pas d’eux ici.

Avertissement n°2 : La manière dont certains de ces messages sont exprimés a une réelle importance, car elle trace une ligne entre, d'une part, des questions à clarifier et à discuter, et d'autre part, une position politique fondamentale prédéterminée et inconditionnelle contre la résistance ukrainienne. Ce texte porte sur le second cas. Je ne discuterai pas des nuances ici. Il s'agit d'une opinion polémique, pas d'un article analytique.

Avertissement n°3 : Je suis frustrée, en colère et, par conséquent, souvent sarcastique dans ce texte. Et j'ai le droit de l'être. Et oui, j'utilise cet article pour exprimer ma frustration et ma colère.

 

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1. « Si un autre pays attaquait mon pays, je m'enfuirais, c’est tout. »

Eh bien, j'ai fait la même chose parce que j'ai deux enfants. La version complète non exprimée de l'affirmation : « Dans une situation hypothétique hautement improbable, mais que je projette quand même sur vous, je ne soutiendrais aucune résistance collective à l'invasion et, du fait  de cette projection, je m'oppose à la résistance ukrainienne ». Cette affirmation est surtout exprimée par des personnes originaires de pays qui n'ont pas d'histoire récente de domination impériale ou de menace de domination impériale. Mais nous ne sommes pas ici dans une guerre abstraite ou dans une quelconque version de vos projections. Il s'agit d'une invasion impériale très concrète soutenue par la rhétorique de la soumission totale. Elle atteint parfois le niveau de la rhétorique génocidaire. Un marxiste devrait s’arracher les cheveux en entendant que la guerre contre l'oppression impériale ne vaut pas la peine d'être menée. Bien sûr, si quelque chose de ce genre vous arrive un jour, vous pourrez choisir l'option de ne pas résister et je ne vous jugerai jamais tant que vous n'utilisez pas votre choix individuel pour condamner la lutte défensive collective des autres dans une réalité totalement,  structurellement différente.

 

2. « Je ne me battrais jamais pour mon gouvernement »

La version complète non exprimée de l'affirmation : « 1) les UkrainienNEs se battent pour leur gouvernement, 2) je le pense sans raison à cela et je n'ai pas vérifié cette affirmation auprès des UkrainienNEs ou 3) je ne pense pas que l'opinion des UkrainienNEs doive être prise en compte de toute façon ». Eh bien, c'est évident – cette guerre n'a rien à voir avec notre gouvernement de merde (comme beaucoup d'autres gouvernements). Vérifiez les putains de sondages d'opinion que certains militants aiment tant quand ils soutiennent leur point de vue et oublient immédiatement quand ils vont à son encontre. Même si cette guerre avait eu quoique ce soit à voir avec le gouvernement ukrainien, ceci s’est arrêté à la seconde où la propagande russe a commencé à parler de « la solution de la question ukrainienne » et de la « dénazification » de la population, en masse.

La deuxième partie de cette affirmation non exprimée est liée à un détachement total de la réalité matérielle (une approche très matérialiste !). La troisième partie de l'affirmation n'a, bien sûr, rien à voir avec les principes de la gauche et est, malheureusement, comme beaucoup d'autres points, une manifestation évidente du « gauchisme » occidentalocentré, condescendant ou arrogant.

Les variations les plus étonnantes de cette position sont probablement les « analyses » de la guerre comportant de nombreuses erreurs factuelles, réalisées par des personnes qui ne connaissent pratiquement rien à la région, et les manifestes « contre la guerre » sans une seule signature ukrainienne. Être une « superstar » universitaire de gauche est une garantie que beaucoup de gens vont tout de même prendre votre texte au sérieux, malgré la réalité matérielle désespérément lamentable et les corps humains ensevelis sous ses décombres.

 

3. « Notre gouvernement soutient l'Ukraine et je ne pourrai jamais être dans le même camp que mon gouvernement ».

Le message complet non exprimé de cette affirmation est le suivant : « En fait, je soutiens mon gouvernement dans de nombreux cas, mais ainsi je justifie mon refus de soutenir la résistance ukrainienne et/ou je m'appuie sur la politique identitaire plutôt que sur des principes matérialistes afin de rendre ma vie conformiste et simple ». Bien sûr, ces personnes soutiennent leur gouvernement dans certains cas et le critiquent et s'y opposent dans d'autres. La réalité est compliquée, vous savez. Parfois, même des gouvernements de merde font ce qu'il faut faire, surtout sous la pression des luttes populaires progressistes. C'est comme s'opposer aux migrants et aux réfugiés, que le gouvernement a décidé de « laisser entrer », parce que c'était la position du gouvernement. (Je sais, je sais que certains font cela sous les slogans « ils vont prendre les emplois de nos travailleurs »). Une illusoire opposition de principe à son propre gouvernement est simplement utilisée, une fois de plus, pour justifier l'opposition à la résistance ukrainienne.

 

4. « Les travailleurs ukrainiens et russes, au lieu de se battre les uns contre les autres, devraient retourner leurs armes contre leurs propres gouvernements ».

Le message non exprimé ici est : « Je préfère ne rien faire dans cette situation où il n'y a pas de menace directe ou indirecte sur ma vie, je m'oppose à la résistance ukrainienne et je veux trouver une belle justification à consonance de gauche ». Oui, le mieux serait de faire semblant d'être des pierres en attendant une révolution prolétarienne mondiale. Eh bien, j'ai peur qu'à un moment donné, de telles personnes prétendent même qu'il n'est pas nécessaire de mener une quelconque lutte sociale jusqu'à la révolution mondiale (je sais, je sais que certains le font presque). Cette position, cependant, est (souvent) la position d'un individu privilégié qui cache son égoïsme idéologique derrière une belle rhétorique. C'est aussi le produit du déclin de la mobilisation de la gauche depuis des années et des nombreux virages réactionnaires du système mondial. Un merdier excellent et qu’on trouve partout : si quelqu'un cherche un merdier, je le lui recommande.

 

5. « A qui profite cette guerre ? »

Le message non exprimé est : « Je sais que certaines parties de l'élite capitaliste profitent de presque tout dans ce monde, car c'est ainsi que le système fonctionne, mais j'utilise quand même cette question (qui n'en est pas vraiment une) pour exprimer mon opposition à la lutte ukrainienne pour l'autodétermination ». S'opposer à une telle lutte parce que les élites occidentales en profitent, c'est comme s'opposer à une grève parce qu'un rival capitaliste en profite. Une autre variante de cette affirmation fait partie de la discussion sur les armes de l'OTAN (même si, bien sûr, je sais que la discussion est plus compliquée). Désolé, mais nous vivons dans un monde sans État progressiste de la taille requise pour apporter un soutien matériel à une lutte de cette ampleur et bénéficier de sa victoire. A moins que vous ne considériez d'autres puissances impériales telles que la Chine comme  progressistes.

Il s'agit également d'un bon choix de merdier car il est profond et peut contenir de nombreuses variations. La plupart des discussions sur les « sphères d'influence » tombent également dans cette fosse sceptique d'une manière ou d'une autre. Prendre cette position au sérieux signifie prendre le parti du statu quo réactionnaire dans lequel nous vivons depuis des décennies. Elle va aussi souvent de pair avec le déni, la dévaluation ou même le favoritisme envers l'impérialisme russe (ou tout autre impérialisme non occidental). Parfois, elle cache aussi toutes sortes d’autres pensées, comme le soutien à n’importe quel régime cannibale contre l'impérialisme occidental. De la part de certains militants du Sud global, elle peut cacher la soif de vengeance – cette soif, bien que beaucoup plus compréhensible que la politique identitaire conformiste des observateurs occidentaux, induit un terrible mépris pour le peuple ukrainien aux dépens duquel la vengeance contre l'impérialisme occidental doit être menée.

 

6. « Et l’extrême-droite ukrainienne ? »

L'affirmation cachée ici est : « J'utilise le problème de l'extrême droite comme un prétexte pour cacher mon opposition à la résistance ukrainienne ». Oui, il y a des groupes d'extrême droite en Ukraine – comme dans de nombreux autres pays – et oui, ils ont des armes maintenant parce que, quelle surprise, nous sommes en guerre. Mais ceux qui parlent ainsi ne se soucient pas de l'extrême droite du côté de l'armée russe ou de l’orientation générale effrayante vers l'extrême-droite de la politique russe avec des implications internes et externes (par exemple, oui, la série de guerres). Ils ne se soucient pas du fait que certains politologues russes de gauche qualifient désormais leur régime de post-fasciste. Ils ne savent pas quelle est l'importance de la participation de l'extrême droite dans la résistance ukrainienne, ils ne se soucient pas de la participation d'autres groupes idéologiques et de l'ampleur générale de la résistance, ils ne savent pas comment le signifiant vide de sens « nazi » est utilisé par la propagande russe pour déshumaniser qui ils veulent. Ce n'est qu'un prétexte qui, grâce à la propagande russe et à d'autres facteurs, est devenu un colosse.

 

7. « La Russie et l'Ukraine devraient négocier. » Version améliorée : « Voici nos propositions pour un accord de paix ».

Cette affirmation a de nombreuses variantes cachées, qui dépendent des propositions d'un accord de paix que ces personnes présentent. En fonction de ces propositions, le message non exprimé peut être : « 1) l'Ukraine devrait capituler ou 2) nous sommes détachés de la réalité et pensons que nos propositions relativement raisonnables pour un accord de paix sont réalistes maintenant ». La première option est la bonne vieille « paix par tous les moyens » : les propositions présupposent fondamentalement que l'Ukraine doit renoncer aux territoires nouvellement capturés et accède à presque toutes les exigences politiques absurdes de la Russie, en renonçant à l'indépendance du pays et à l'autodétermination du peuple. Vraiment de gauche ! Dans la deuxième option, la proposition d’accord de paix est proche de celle qui était sur la table des négociations au printemps, lorsque l'invasion à grande échelle venait de commencer. L'un des principaux points de la proposition d’accord de paix  est que l'armée russe doit se retirer des territoires nouvellement capturés – jusqu'à la frontière du 23 février. Ce point rend l'ensemble de la proposition sans objet à l'heure actuelle et les auteurs de la proposition ne peuvent pas donner de réponse raisonnable aux questions suivantes : pourquoi le régime de Poutine ferait-il cela actuellement ? Qui peut le persuader de le faire et comment ?

Il y a aussi la version plus moche du message non exprimé : « Nous ne sommes pas fous, nous savons que nos propositions relativement raisonnables sont irréalistes pour le moment, mais nous les exposons quand même pour montrer que ces stupides Ukrainiens ne veulent pas négocier ».

 

8. « L'Occident devrait arrêter de soutenir l'Ukraine parce que cela pourrait dégénérer en guerre nucléaire ».

Le message caché : « tout pays nucléaire peut faire ce qu'il veut parce que nous avons peur ». Vous savez, j'ai aussi peur de la guerre nucléaire. Mais rester sur cette position, c'est soutenir le statu quo réactionnaire et faciliter la politique impérialiste. Et ce qui manque dans cette discussion, ce sont les conséquences désastreuses de l'attaque russe pour le mouvement mondial en faveur du désarmement nucléaire. J'ai à présent du mal à imaginer pourquoi un pays renoncerait volontairement à son arsenal nucléaire de peur de connaître le « destin » de l'Ukraine (googlez « Mémorandum de Budapest »). Et ce n'est pas l'Occident le coupable ici.

 

9. « Nous refusons de vous parler car vous êtes pour les armes ».

Le message caché : « Nous nous moquons de la réalité matérielle de cette guerre et « déso pas déso » que vous ayez eu la malchance d'être attaqués par un pays impérial non-occidental, mais n’intervenez pas dans notre internationalisme imaginaire, unipolaire, monolithique et occidentalo-centré, ça nous met mal à l’aise ».
Il s'agit, bien sûr, d'une intersection de plusieurs des affirmations précédentes, mais j'ai décidé de la présenter séparément parce que c'est une manifestation brillante que nous, les militantEs de la gauche ukrainienne, entendons parfois. Nous nous interrogeons sur la solidarité, l'internationalisme, l'attention aux structures de pouvoir inégalitaires, l'anti-impérialisme etc. vous savez, des choses importantes — et les voilà jetées à la poubelle en plein jour sous nos yeux.

 

10. « La bonne résistance russe contre la résistance ukrainienne mauvaise/mal à propos/inexistante ».

La dernière affirmation n’est pas la moindre — en fait, c'est celle qui m’énerve le plus. Ce genre de conneries m’atteint profondément et suscite en moi des émotions irrationnelles dont j'ai honte. Il n'y a pas de message caché ici. L'un des exemples extrêmes est lorsqu’un militant russe contre la guerre parle devant un meeting de gauche et que tout le monde écoute, mais quand c’est unE militantE de la gauche ukrainienne portant essentiellement les mêmes messages, certaines personnes quittent ostentasiblement la salle et huent. Les militantEs ukrainienNEs peuvent être interrogés comme s'ils n'avaient pas le droit de participer à une discussion sur cette guerre sans l’implication d’un opposant russe à la guerre – même s’ils participent à une autre discussion avec des représentants anti-guerre russes d’ici quelques jours. Comment les militantEs ukrainienNEs osent-ils parler de l'invasion russe sans les militantEs russes ?

Ce ne sont que des exemples extrêmes, mais il existe une multitude de variations modérées : soutenir et admirer la résistance anti-guerre russe et être insensible à celle de l'Ukraine. Diffuser certains messages du mouvement anti-guerre russe et ignorer les messages des militants ukrainiens. Faire comme si la résistance ukrainienne n'existait pas. Écrire sur les courageux et combatifs opposants russes à la guerre, et, dans le même temps, décrire les Ukrainiens uniquement comme des pertes civiles, des réfugiés, de pauvres victimes.

La résistance russe anti-guerre exprime souvent des revendications similaires à celles de la gauche ukrainienne par rapport à la guerre et la soutient : elle demande des armes pour la résistance ukrainienne, elle veut que la Russie perde ! Il est surprenant que cette similitude n'ait pas d'importance, n'est-ce pas ? Pourtant, l'explication est simple. La résistance anti-guerre russe est confortable, elle correspond à de nombreuses revendications et messages cachés. Ils sont contre leur gouvernement. Ils n'ont pas d'armes à la main. En fin de compte, ils sont courageux et méritent d'être écoutés, contrairement à la pauvre gauche ukrainienne obstinée/nationaliste/militariste – en somme dérangeante – qui refuse de jouer le rôle de victimes confortables. Vous savez pourquoi cette différence entre la résistance de la gauche ukrainienne et la résistance anti-guerre russe est apparue ? Parce que ce n'est pas la Russie qui subit une attaque impériale, et ce n'est pas l'opposition russe qui mène une guerre défensive pour l'autodétermination.

 

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Je sais qu'il manque des affirmations et des messages cachés. Certains sont tellement cons qu’il ne vaut pas la peine d’en discuter, comme « mais les États-Unis ont fait bien pire », « la Russie socialiste », « le régime nazi de Kiev », « 14 000 civils tués par le gouvernement ukrainien », « ne soyez pas si émotifs », « il n'y a rien de bon à défendre en Ukraine » (oui, cela a été dit !). Il y a aussi certains points qui sont trop douloureux pour que je les aborde maintenant.

Je sais que ce n’est pas la première fois que l'internationalisme et la solidarité pratiques s'effondrent. Mais on ne peut même pas aborder (à nouveau) leur reconstruction en ignorant ce qui se trouve derrière les messages cachés : des illusions idéalistes, des structure inégalitaires de pouvoir politique, des courants réactionnaires, et toute la merde qui permet à tant de gens de détourner le regard de l’impérialisme russe et de la lutte ukrainienne pour l’auto-détermination.

 

Traduction : Sylvestre Jaffard