Publié le Lundi 29 mai 2017 à 09h37.

Le Bumidom : des Antillais et Réunionnais déportés vers la métropole

A l’occasion de la sortie récente du film « Le gang des Antillais », on a reparlé dans les médias du Bumidom, évoqué dans cette réalisation. Une histoire peu glorieuse pour l’impérialisme français et plus que méconnue en France, qu’il est bon de se remémorer.

Pourquoi y a-t-il tellement d’Antillais à la Poste, dans les hôpitaux et dans la fonction publique en général ? Ce n’est pas le fruit du hasard mais bien celui d’une longue histoire, commencée en 1963. C’est à cette date en effet que le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (Bumidom) a été créé par Michel Debré, premier ministre de De Gaulle. A travers cet organisme, dont les activités se sont poursuivies jusqu’en 1981, 160 000 personnes ont quitté pour la métropole leurs îles respectives, Guadeloupe, Martinique et Réunion. Une hémorragie pour ces trois territoires qui, à l’époque, regroupaient chacun plus ou moins de 300 000 habitants. 

Dans les années 1960, dans ces îles de monoculture, la crise de l’industrie sucrière entraînait une grave crise économique ainsi que des mouvements sociaux importants. Le contexte international était marqué par des luttes d’émancipation nationale et de décolonisation. Parallèlement, la France de De Gaulle, en plein boom économique, avait un besoin important de main d’oeuvre. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que la migration commence.

  

Economie à la dérive, situation sociale explosive

Les départements d’outre-mer étaient alors extrêmement pauvres. La misère était palpable, avec les bidonvilles qui s’étendaient aux portes des villes. Les familles très nombreuses s’entassaient dans des cases sans eau ni électricité. Il n’y avait pas assez d’écoles, et peu de travail. La plupart des emplois étaient fournis par les planteurs de canne à sucre, souvent descendants d’esclavagistes. C’était le règne de la monoculture sucrière. Et lorsque les capitalistes du sucre décidèrent d’orienter leurs capitaux ailleurs et de vendre leurs terres aux promoteurs immobiliers, la crise devint majeure. Le chômage, déjà très important, se fit endémique, avec l’impossibilité pour les nouvelles générations de trouver un travail. Les ouvriers agricoles s’amassaient dans les villes et étaient furieux contre les propriétaires blancs. 

Des émeutes éclatèrent, notamment en Martinique en 1959 et 1961. Le 20 décembre 1959, un automobiliste métropolitain renversait le scooter d’un noir martiniquais. Les CRS étaient appelés. Leur attitude provocante suffit pour que l’incident tourne à l’affrontement entre policiers métropolitains et habitants des quartiers populaires. Il y eut deux morts. Le secrétaire général de la préfecture expliqua ainsi les tensions :  la vraie raison des troubles est « l’incertitude de l’avenir pour ceux de 20 ans dont le nombre croît rapidement ». Il demanda au gouvernement une réaction rapide.

Celui-ci prit alors quelques mesures destinées à apaiser la situation : il rappela un vaisseau militaire s’apprêtant à partir vers l’île, y interdit l’entrée de travailleurs étrangers et prévit une hausse de 5 % du salaire minimum. Cela favorisa le retour au calme.1 Mais pas pour longtemps, car en mars 1961, une grève marchante des ouvriers agricoles fut organisée à travers le pays pour des augmentations de salaire. Il y eut 75 % de grévistes selon les chiffres de la préfecture. Le 24 mars, les gendarmes tiraient sur la foule rassemblée au Lamentin, une commune de l’île, faisant trois morts et vingt-et-un blessés. 

La répression a marqué les esprits, à l’image de ces extraits du discours de Georges Gratiant, maire communiste du Lamentin :

« Au nom de l’ordre et de la force publique, au nom de l’autorité qui nous régente, au nom de la loi et au nom de la France, une poignée d’assassins en armes vient de creuser trois tombes d’un coup dans notre sol lamentinois.

« Crime plein de lâcheté et plein d’horreur ! Crime policier, crime raciste, crime politique. Policier certes, parce que pas une main civile n’a commis en cette nuit du vendredi 24 mars 1961 le moindre geste meurtrier.

« Vingt et un blessés et trois cadavres, voici le bilan de cette nuit tragique, de ces minutes de rage policière. Nous mesurons alors le poids du mépris des meurtriers en uniformes et nous savons aujourd’hui encore mieux qu’hier le peu de poids que pèsent dans la balance de l’Etat français les vies humaines, lorsque ces vies-là sont celles des nègres de chez nous.

« Ici, les assassins officiels – sans crier gare – couchent sur le sol, en deux salves sanglantes, des hommes, des femmes, qui ont commis la faute de ne pas être contents d’avoir été si longtemps trompés, abusés, exploités. Qui veut du pain aura du plomb au nom de la loi, au nom de la force, au nom de la France, au nom de la force de la loi qui vient de France.

« Pour nous le pain n’est qu’un droit, pour eux le plomb c’est un devoir. Et dans l’histoire des peuples noirs Toujours a tort qui veut du pain Et a raison qui donne du plomb. »2

Ce discours lui valut d’être poursuivi par le gouvernement français et frappé de suspension de ses fonctions par la justice. La situation s’est cependant calmée par l’ouverture de négociations et la promesse d’une augmentation des salaires. Un protocole d’accord était signé le 14 avril entre exploitants et syndicats, sous l’arbitrage du préfet : augmentation des salaires de 7 %, aucune sanction contre les grévistes.

 

La situation internationale

Le préfet demanda alors d’accroître la surveillance des étudiants antillais de retour de métropole, « contaminés par la propagande communiste » créant le « désordre d’une jeunesse intoxiquée, et totalement désœuvrée ». 

Car la situation internationale était favorable au développement des idées révolutionnaires et d’émancipation nationale. En 1959, Fidel Castro prenait le pouvoir à Cuba. La révolution cubaine marquait les esprits des jeunes antillais. Il y eut aussi Madagascar, proche de la Réunion, qui a accédé à l’indépendance en 1960. En 1962 c’était au tour de l’Algérie d’obtenir son indépendance, à la suite d’une longue et cruelle guerre de libération. De Gaulle ne voulait pas que les îles antillaises ou la Réunion entament à leur tour dans une lutte d’indépendance. Il envoya alors à la Réunion Michel Debré, son premier ministre, pour s’y faire élire dans des conditions tout à fait coloniales – des employés de la mairie venant déposer le bon bulletin dans les maisons.

Le gouvernement a alors senti que la situation pouvait exploser dans ses anciennes colonies, et c’est dans ce contexte que le Bumidom a été créé, le 7 juin 1963. Le but était d’éloigner de leurs îles les jeunes Antillais et Réunionnais. 

A travers des campagnes de communication, avec distribution de tracts dans les mairies, les bureaux du Bumidom proposèrent aux plus démunis un emploi dans la fonction publique en métropole. Les jeunes passaient une visite médicale et un test d’évaluation : il  n’y avait pas de recalés. L’objectif était de déplacer le plus de gens possible, notamment des jeunes, en les appâtant ainsi que leurs parents par des promesses de formation et de travail. Tous les mercredis, en Guadeloupe, un avion s’envolait vers la France. La majorité des partants avait de 18 à 25 ans, pas de diplôme, étaient souvent des aînés de familles nombreuses et pauvres. 

 

Des promesses à la réalité

Dès le départ, les hommes et les femmes étaient séparés : les hommes, envoyés vers les provinces dans des centres de formation ; les femmes, dans un bus vers une destination inconnue. En Seine-et-Marne, un centre de formation spécialement créé  enseignait aux femmes ce qu’il fallait pour devenir femme de ménage : éplucher pommes de terres, mettre la table, préparer les repas.

La déception a été immense, comme avec cette institutrice qui témoigne, dans le documentaire L’avenir est ailleurs, qu’on lui avait proposé un travail de femme de ménage. Ces femmes croyaient pouvoir bénéficier d’une formation et choisir un métier. Or, voilà qu’on leur apprenait les bonnes manières, de façon à servir chez les riches et les politiques. Rien n’avait été expliqué au départ à ces exilés, qui se sentirent vite comme en prison. Tous les samedis, une directrice de foyer demandait aux femmes de se faire belles pour recevoir leurs futurs employeurs, et alors qu’elles défilaient, le public employeur choisissait, comme au temps de l’esclavage !

Après l’apprentissage, les gens étaient lâchés dans Paris avec un simple ticket de métro, à eux de se débrouiller et tant pis pour les promesses d’emploi et d’aide au logement.  Un témoin raconte ainsi son logement de quatre mètres sur deux mètres cinquante. De nombreux autres rapportent le racisme rencontré lorsqu’ils cherchaient à se loger.

 

Adaptés aux besoins de l’économie de la métropole

En France, c’était l’époque des « Trente glorieuses ». Il y avait un manque de main-d’œuvre, si bien que les Antillais trouvaient facilement du travail, mais pas forcément celui qu’ils avaient imaginé et que le Bumidom avait promis. Dans un documentaire passé sur la chaîne LCP Sénat, intitulé « Bumidom, des Français venus d’outre mer », un ancien ouvrier témoigne sur le bagne qu’était l’usine Simca à l’époque.

Les métiers offerts étaient ceux où il y avait un besoin de main-d’œuvre, bâtiment, mécanique, PTT. Un antillais sur deux fut admis dans la fonction publique, mais aux postes les moins qualifiés. Après la première génération installée, le Bumidom poursuivit son action en autorisant les regroupements familiaux, contribuant ainsi à l’accumulation de foyers modestes dans les banlieues, qu’eux-mêmes ont construites et où ils habitent.

Les salaires étaient misérables et ne leur permettaient pas de retourner dans leurs îles : ils gagnaient alors entre 350 et 400 francs par mois, pour un coût de 7500 francs par billet d’avion ! Les Antillais et Réunionnais arrivés sur le territoire français devaient donc y rester. Les désillusions cruelles provoquèrent de nombreux suicides. Les Antillais ne trouvaient leur place nulle part : dans leur île ils étaient des « négropolitains », en France ils se trouvaient en butte au racisme, confondus avec les immigrés qui arrivaient aussi en masse ces années-là, recrutés pour travailler et contribuer au boom de l’économie française.

Le Bumidom n’aura rien changé au chômage des îles, qui reste toujours aussi important. Ses buts colonialistes ont par ailleurs été dénoncés, notamment en 1968, quand ses locaux ont été occupés par des étudiants et travailleurs antillais, et couvert de graffitis dénonçant ses agissements.

 

Une tentative de substitution des Noirs par des Blancs ?

Aimé Césaire avait en son temps, en prenant la parole devant l’Assemblée nationale au sujet de la Guyane, parlé d’un génocide par substitution. Une opinion étayée par ce bulletin de propagande de 1963, publié à l’intention des Blancs de métropole : « vous êtes attirés par le charme de nos belles colonies, vous êtes en cela bien inspirés, car elles vous offrent l’espérance d’une vie certainement plus agréable qu’en métropole. »

Si le terme est fort, il renferme cependant une part de vérité. Pierre Messmer, premier ministre de De Gaulle, écrivait ceci en 1972, à propos de la Nouvelle-Calédonie : « colonie de peuplement, bien que vouée à la bigarrure multiraciale, [elle] est probablement le dernier territoire tropical non indépendant au monde où un pays développé puisse faire émigrer ses ressortissants. Il faut donc saisir cette chance ultime de créer un pays francophone supplémentaire. La présence française en Calédonie ne peut être menacée, sauf guerre mondiale, que par une revendication nationaliste des populations autochtones appuyées par quelques alliés éventuels dans d’autres communautés ethniques venant du Pacifique.

« A court et moyen terme, l’immigration massive de citoyens français métropolitains ou originaires des départements d’outre-mer (Réunion) devrait permettre d’éviter ce danger en maintenant et en améliorant le rapport numérique des communautés. A long terme, la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire. Il va de soi qu’on n’obtiendra aucun effet démographique à long terme sans immigration systématique de femmes et d’enfants (...) Les conditions sont réunies pour que la Calédonie soit dans vingt ans un petit territoire français prospère comparable au Luxembourg et représentant évidemment, dans le vide du Pacifique, bien plus que le Luxembourg en Europe. »3

 

Régine Vinon

 

 

Les enfants de la Creuse

Dans le cadre du Bumidom, Michel Debré a ordonné que les mineurs orphelins soient envoyés vers la France. Plus de 1600 enfants ont ainsi été transférés, pour repeupler les campagnes dans 64 départements, dont la Creuse, d’où le nom d’« enfants de la Creuse ». Certains ont été adoptés, d’autres placés en foyer, au couvent, à gages pour travailler dans les champs. Les conditions étaient horribles. Ivan Jablonka, auteur d’un ouvrage sur le sujet1, témoigne : « historien de l’enfance orpheline, j’ai rarement été confronté à tant de souffrances. Dans les archives, on trouve des cas d’enfants de 12 ans qui font des tentatives de suicide, qui sont internés, tombent en dépression ou deviennent délinquants sans raison. On trouve des lettres désespérées qui supplient l’administration de rapatrier leurs auteurs à la Réunion. En vieillissant, alcoolisme, clochardisation, suicides sont monnaie courante. »

Pour être transférés, les enfants devaient être immatriculés comme « pupilles de l’Etat » et les parents, lorsqu’ils existaient, devaient renoncer à tout droit sur eux. On leur avait fait miroiter monts et merveilles : que leur enfant deviendrait médecin ou avocat, la France étant présentée comme un eldorado. Les services sociaux affirmaient aux parents que leurs enfants reviendraient pour les vacances, ce qui était un pur mensonge. En réalité, ces immatriculations obligatoires ont été effectuées sous la pression du chiffre imposée par Michel Debré. Lorsqu’il n’y eut plus assez d’orphelins, le pouvoir choisit les enfants qu’il estimait abandonnés, profitant de l’illettrisme des habitants pour leur faire signer d’un pouce des actes d’abandon, quand ceux-ci n’étaient pas simplement falsifiés. Des années plus tard, des adultes qui se croyaient orphelins découvrirent qu’ils avaient toujours qui une mère, qui un père ou une fratrie à la Réunion.

Cette histoire a été ignorée jusqu’en 2000, quand un de ces enfants, Jean-Jacques Martial, a porté plainte contre l’Etat pour « enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation ». En 1966, à l’âge de sept ans, il fut arraché à sa grand mère, déporté en France, maltraité et abusé sexuellement par sa famille d’accueil. Son livre Une enfance volée raconte les gosses qui fuguaient, petits valets de ferme exploités fuyant l’esclavage moderne, et les patrouilles avec les bergers allemands pour les rattraper. Les témoignages ont alors afflué. Ce n’est qu’en 2014, le 18 février, que l’Assemblée nationale a voté une résolution mémorielle reconnaissant la responsabilité morale de l’Etat français dans cette affaire.

R. V.

 

  • 1. In Etudes caribéennes, « Les mouvements sociaux en Martinique dans les années 60 et la réaction des pouvoirs publics », 2012, Laurent Jalabert, 2012, https ://etudescaribeennes.revues.org/4881
  • 2. Georges Gratiant, « Discours sur les trois tombes ».
  • 3. Lettre citée dans le livre de Claude Gabriel et Vincent Kermel, « Nouvelle-Calédonie – La révolte kanake » (La Brèche, 1985).