Publié le Mardi 28 mai 2019 à 08h17.

Macron, Gramsci et la violence d’État

Le moment répressif actuel est l’expression d’une crise d’hégémonie des classes dominantes, et non d’une simple « fuite en avant » autoritaire de Macron et ses sbires. 

«Dans un État démocratique républicain, le monopole de la violence légitime, c’est celle des policiers et des gendarmes. » Ainsi s’exprimait, le 7 janvier dernier, Gérald Darmanin, alors qu’il venait d’être questionné, sur RTL, au sujet des nombreuses accusations de violences policières commises contre les Gilets jaunes. Au cours des six derniers mois, nombreux ont été ceux qui, du côté du gouvernement, de la majorité LREM et des éditorialistes mainstream, se sont aussi essayé à se référer – approximativement – au sociologue allemand Max Weber, en invoquant le « monopole légitime » de l’État sur la violence. Ces nombreuses tentatives de réaffirmation de « l’autorité de l’État » sont l’expression d’une double tendance : la contestation, de plus en plus forte, de la légitimité des violences perpétrées par les forces de répression ; la reconnaissance, à une échelle inédite au cours des dernières décennies, d’une (part de) légitimité aux violences commises par un mouvement social. 

La légitimité ne se décrète pas

Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, c’est en effet la légitimité de la violence des forces de répression qui a été remise en question, à une échelle qui dépasse de très loin les cercles des groupes mobilisés contre les violences policières. Des dizaines de milliers de personnes ont fait l’expérience de la brutalité des policiers et des gendarmes, tandis que des centaines de milliers d’autres, peut-être davantage, ont vu circuler des images de ces violences et de leurs conséquences, et mesuré leur caractère féroce et injustifiable. Dans le même temps, la popularité – toujours – maintenue du mouvement des Gilets jaunes, malgré la mise en scène dramatique des violences commises lors des manifestations et les injonctions politico-médiatiques, témoigne elle aussi d’un changement notable d’atmosphère. On se souviendra également, dans le même ordre d’idées, de l’élan de sympathie, début janvier, autour du « Gilet jaune boxeur », célébré lors des manifestations de janvier, et dont la vidéo dans laquelle il affirmait n’avoir fait que se défendre a été largement relayée et a fait des millions de vues sur internet.

Et c’est là que réside tout le problème pour le gouvernement qui, en multipliant les références à « l’autorité de l’État », révèle, en creux, un sentiment – justifié – de perte d’autorité. Darmanin et consorts auraient mieux fait de lire Weber plutôt que de répéter sottement une formule sans la comprendre. Car la formule exacte du sociologue est beaucoup plus subtile que ce qu’en ont retenu les petits soldats de la Macronie. Au début du 20e siècle, Weber expliquait ainsi que l’État est une communauté qui « revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Une formule/définition qui tient compte du fait que, contrairement à ce que semblent croire Darmanin et Cie, la légitimité ne se décrète ni ne se proclame : elle repose sur un accord tacite, un consentement, une adhésion, et répéter « Nous sommes légitimes » a autant de consistance que de proclamer « Je suis quelqu’un en qui il faut avoir confiance » ou « Je suis quelqu’un qu’il faut aimer ». 

Force et consentement

Le consentement est ainsi inséparable de la légitimité. C’est ce qui a été parfaitement compris par Antonio Gramsci qui, dans ses écrits théoriques, notamment au sujet de l’État, a accordé une place centrale à la dimension idéologique de la domination bourgeoise, souvent sous-estimée par les courants marxistes malgré les « avertissements » de Marx lui-même : « Les pensées de la classe dominante sont aussi les pensées dominantes de chaque époque, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose du même coup des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante »1

Pour Gramsci, la domination de la bourgeoisie via l’État moderne ne peut être comprise si l’on ne tient pas compte du fait que les dominants doivent obtenir le consentement de fractions des classes dominées et leur adhésion, à bien des égards, à un ordre qui les maintient pourtant dans une position subalterne. C’est dans ce cadre qu’il forge le concept d’hégémonie, entendue comme une forme de domination qui repose sur « la combinaison de la force et du consentement qui s’équilibrent de façon variable, sans que la force l’emporte par trop sur le consentement, voire en cherchant à obtenir que la force apparaisse appuyée sur le consentement de la majorité »2. La force et le consentement sont ainsi les deux variables essentielles permettant de comprendre non seulement la domination qui s’exerce dans l’État bourgeois moderne, mais aussi les différentes trajectoires étatiques et les différents modes d’exercice du pouvoir de et dans l’État. 

Gramsci opère donc une distinction entre « société politique » (l’appareil d’État au sens strict), terrain de lutte pour le contrôle de l’usage de la force, et « société civile » (partis, mouvements, associations, médias, organisations religieuses, etc.), terrain de lutte pour le contrôle du consentement. L’État, au sens large, se compose donc selon Gramsci de ces deux structures, ainsi qu’il le résume dans une formule « condensée » : « État = société politique + société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition ». En d’autres termes, « l’État est l’ensemble des activités pratiques et théoriques grâce auxquelles la classe dirigeante non seulement justifie et maintient sa domination, mais réussit à obtenir le consensus actif des gouvernés »3.

Degrés variables dans l’utilisation de la force

Ce détour par Gramsci permet de comprendre que si l’utilisation de la force est au cœur de l’exercice de la domination bourgeoise par le moyen institutionnel de l’État et, en dernière analyse, le moyen ultime pour assurer cette domination, les formules résumant l’État à la seule force armée négligent le fait que le degré d’utilisation de la force par l’État bourgeois peut être variable et doit toujours être pensé en relation avec la quête d’hégémonie des classes dominantes. Il existe une relation dialectique entre force et consentement : plus le consentement est faible, plus la classe dominante devra se reposer sur l’appareil d’État et la coercition ; plus l’appareil d’État est faible, plus la classe dominante devra rechercher le consentement des dominéEs.

L’équilibre entre les deux pôles est variable et permet de penser les différentes formes d’exercice du pouvoir, notamment la place de l’appareil d’État, au sens strict, dans les rapports sociaux, et les types de régimes. Il existe en effet, du point de vue de Gramsci, un large spectre entre d’hypothétiques démocraties « pures » ou dictatures « pures », dont l’existence est en outre difficilement possible dans des sociétés de classe : « D’une part, dans une société constituée de classes antagoniques, il est impossible que la classe dirigeante puisse obtenir une adhésion telle qu’elle puisse se passer complètement de la force. […] D’autre part, si la bourgeoisie perd complètement son hégémonie sur la société civile, cela conduira ou bien à la révolution et à la perte de son pouvoir d’État ou bien elle réussira, par des moyens dictatoriaux, à exterminer les dirigeants de la classe adverse et à rétablir graduellement son hégémonie […]. Cette situation dans laquelle la politique se réduit à la pure force n’existe qu’en période de crise et ne peut être que transitoire, quelle que soit sa solution »4.

Autoritarisme du XXIe siècle

Ainsi, si la violence d’État est consubstantielle de la domination bourgeoise, elle s’exerce sous des formes et à des intensités diverses selon les configurations politiques et sociales, et doit donc être pensée dans son historicité. Les « démocraties bourgeoises » comme la France ont, dans leur histoire, connu des périodes plus ou moins répressives, qui ne sont pas seulement liées à l’intensité des mobilisations sociales, mais aussi aux capacités du personnel politique de la bourgeoisie à trouver des médiations permettant de maintenir ou rétablir l’ordre social. La situation que nous traversons actuellement en France, marquée par un degré élevé de répression, est à ce titre singulière, mais elle s’inscrit dans une longue histoire, faite de moments répressifs particulièrement intenses auxquels ont pu succéder des phases où la violence d’État s’exerçait de manière moins brute.

L’autoritarisme macronien est aujourd’hui l’expression « à la française » d’une crise d’hégémonie des classes dominantes à l’échelle internationale, qui se déploie sous des formes diverses dans la plupart des « démocraties bourgeoises ». Lors de l’élection de Macron, la question était posée de savoir s’il représentait une solution à cette crise d’hégémonie ou s’il était un produit de cette crise qui ne pourrait, à moyen terme, que l’approfondir. Tout indique aujourd’hui que, même si ses contre-réformes répondent aux souhaits de la bourgeoisie, la crise est loin d’être résolue : les réformes sont votées et s’appliquent, mais le consentement n’est pas là, en témoignent la faible popularité de Macron et le rétrécissement de sa base sociale, lui qui était déjà minoritaire lors de la présidentielle. Mais rien ne semble davantage indiquer que Macron et les siens seraient en quête de la construction d’une « nouvelle hégémonie », tant leurs rapports aux formes les plus classiques de médiation et donc de production de consentement (partis, syndicats, associations et même, dans une certaine mesure, médias) témoignent, à l’égard de ces structures, d’une volonté de marginalisation/contournement, voire de domination absolue. 

Le développement de cet autoritarisme du XXIe siècle, qui n’a pas commencé avec l’élection de Macron mais auquel ce dernier a donné une accélération, n’est pas un accident de parcours. Répression policière, attaques contre la liberté de la presse et offensive contre les droits démocratiques font système, et sont un élément structurant du macronisme. Comme le soulignait le journaliste Romaric Godin, la conviction de Macron et de ses proches de détenir la « vérité » en matière économique, à savoir la nécessité de « briser les compromis du passé et de soumettre le pays, pour son "bien", à l’ordre économique »5, couplée à la faiblesse de leur assise sociale, légitime en effet à leurs yeux un contournement, voire une destruction des cadres démocratiques. Là réside le principal danger du moment répressif que nous traversons actuellement : la Macronie n’opère pas une simple « fuite en avant », mais a fait de l’ultra-répression un mode de gouvernance. Il y a urgence à ce que syndicats, associations, partis, collectifs, groupes de Gilets jaunes, et bien d’autres encore, s’unissent pour enrayer cette machine infernale. Pour la liberté de manifester, qui n’est déjà plus, aujourd’hui, un droit à défendre, mais à reconquérir. Pour les droits démocratiques et les libertés publiques, toujours plus attaquées. Avant qu’il ne soit trop tard.

  • 1. Karl Marx et Friedrich Engels, l’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1965, p. 52.
  • 2. Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2011, p. 234.
  • 3. Antonio Gramsci, Cahiers des Prison, Paris, NRF/Gallimard, 1990, Cahier 15, § 10, p. 120.
  • 4. Jean-Marc Piotte, la Pensée politique de Gramsci, Montréal, Éditions Parti Pris, 1970 (p. 122-123 de la version électronique).
  • 5. Romaric Godin, « Les origines économiques de l’autoritarisme d’Emmanuel Macron », Mediapart, 4 février 2019.